Février 1882. Le 24 février 1882, Marie Françoise Ferré était âgée de trente-sept ans, ce dont je déduis qu’elle était née en 1844 ou 1845. Elle était modiste et habitait chez une amie, Madame Bias, 27 rue Condorcet, dans le neuvième arrondissement de Paris.

Son père s’appelait Laurent Ferré, il habitait Levallois, était cocher et avait alors soixante-cinq ans. Elle avait un frère, Hippolyte, qui habitait aussi Levallois, était tapissier et avait trente-quatre ans. Sa mère s’était appelée Marie Rivière, mais elle était déjà morte.

Ce jour-là, le 24 février, au petit matin, Marie Ferré mourut. Son père et son frère se rendirent à la mairie du neuvième pour déclarer le décès. De sorte que les renseignements que contient l’acte semblent fiables.

Cet acte ne comporte rien d’autre que les mentions dont je viens de faire la liste. Ni la date ni le lieu de naissance de Marie, en particulier. C’est déjà beaucoup plus que ce que l’on peut lire d’elle dans le dictionnaire biographique Maitron — au jour où je publie cet article, en espérant qu’il servira aussi à enrichir cette notice:

Née vers 1852. Sœur de Théophile et d’Hippolyte Ferré. Au lendemain de la Commune, elle se dépensa pour secourir les prisonniers. Elle mourut fin février 1882 et fut enterrée civilement.

Outre Hippolyte, Marie avait eu en effet (au moins) un autre petit frère, Théophile, dont on sait un peu plus.

Théophile Ferré était né à Paris le 6 mai 1846. On peut raisonnablement en déduire que Marie était née à Paris, elle aussi. L’état civil de Paris avant 1860 a brûlé en mai 1871 pour les raisons que nous savons (oui, l’incendie est une arme de guerre…), je n’ai donc pas vu de moyen simple de chercher sa date de naissance exacte.

Juin 1871. Au printemps 1871, Marie avait vingt-six ans. Théophile était membre de la Commune, Hippolyte collaborait avec Théo, mais je ne sais pas ce que Marie faisait exactement. Je serais étonnée qu’elle n’ait été que « fille et sœur d’insurgés » (suivant la classification du citoyen Descaves). Toujours est-il qu’elle n’apparaît pas, par exemple, dans l’index du livre d’Édith Thomas, Les Pétroleuses (auquel je consacrerai bientôt un article).

Théo Ferré (ou plus exactement un malheureux qui lui ressemblait) fut fusillé plusieurs fois, dont une avec Jules Vallès, pendant la semaine sanglante. Théo et Hippolyte étaient pourtant parmi les défenseurs d’une des dernières barricades, rue de la Fontaine-au-Roi. Ils ont réussi à fuir. Théo se cachait rue Saint-Sauveur.

L’armée-police versaillaise, acharnée à sa perte, se rendit au domicile de la famille, rue Fazilleau, à Levallois. C’est Louise Michel qui raconte:

On entre. Le père était parti pour son travail quotidien, il ne restait là que deux femmes, la vieille mère et la jeune sœur de l’homme que l’on recherchait.

Cette dernière, Mlle Ferré, était au lit, malade, dangereusement malade, en proie à une fièvre ardente.

On se rabat sur Mme Ferré ; on la presse de questions, on la somme de révéler la cachette de son fils. Elle affirme qu’elle l’ignore et que, d’ailleurs, la connût-elle, on ne pouvait pas exiger d’une mère qu’elle se fît la dénonciatrice de son propre fils.

On redouble d’instances ; on emploie, tour à tour, la douceur, la menace.

— Arrêtez-moi, si vous voulez, mais je ne puis vous dire ce que j’ignore, et vous n’aurez pas la cruauté de m’arracher d’auprès du lit de ma fille.

La pauvre femme, à cette seule pensée, tremble de tous ses membres. L’un de ces hommes laissa échapper un sourire. Une idée diabolique venait de surgir dans son esprit.

— Puisque vous ne voulez pas nous dire où est votre fils, eh bien, nous allons emmener votre fille.

Un cri de désespoir et d’angoisse s’échappe de la poitrine de Mme Ferré. Ses prières, ses larmes sont impuissantes, on se met en devoir de faire lever et habiller la malade au risque de la tuer.

— Courage, mère, dit Mlle Ferré ; ne t’afflige pas je serai forte ; ce ne sera rien. Il faudra bien qu’on me relâche.

On va l’emmener.

Placée dans cette épouvantable alternative, ou d’envoyer son fils à la mort ou de tuer sa fille en la laissant emmener, affolée de douleur, en dépit des signes suppliants que lui adresse l’héroïque Marie, la malheureuse mère perd la tête, hésite !…

— Tais-toi, mère ! tais-toi ! murmura la malade.

On l’emmène…

Mais c’en était trop pour le pauvre cerveau maternel.

Mme Ferré s’affaisse sur elle-même ; une fièvre chaude se déclare, sa raison s’obscurcit ; des phrases incohérentes s’échappent de sa bouche. Les bourreaux prêtent l’oreille et guettent la moindre parole pouvant servir d’indice.

La mère perdit la raison, laissa échapper l’adresse de Théo, et fut hospitalisée à l’hôpital (psychiatrique) Sainte-Anne.

Juillet 1871. Laurent Ferré était emprisonné dans la citadelle de Fouras (un des forts de mer proches de La Rochelle), Marie Ferré mère était à Sainte-Anne, Théo et Hippolyte étaient emprisonnés à Versailles. Marie travaillait jour et nuit. Lissagaray (qui croyait qu’elle avait dix-neuf ans, ce qui explique sans doute la naissance en 1852 de la notice ci-dessus):

silencieuse et résignée, [elle] consumait ses jours et ses nuits à gagner les vingt francs qu’elle envoyait chaque semaine aux prisonniers.

Je ne sais pas quelles étaient les conditions de l’ « hospitalisation » à Sainte-Anne. Toujours est-il que Marie Rivière, « femme Ferré », est morte dans cet asile le 13 juillet. Aucun des hommes de sa vie n’était présent et ce sont deux employés de l’hôpital qui ont déclaré son décès, deux jours plus tard. Ils ont dit qu’elle avait cinquante-neuf ans et était sans profession, que son mari était cocher et avait cinquante-sept ans. La deuxième information est fausse, la première l’est donc sans doute aussi. Ils ont aussi dit qu’elle était née à Lagrange (Dordogne), mais je n’ai pas trouvé trace d’une commune de ce nom dans ce département.

Certainement, Marie est venue s’occuper du corps et des obsèques de sa mère, qui a été enterrée au cimetière d’Ivry.

Ainsi Marie Rivière n’a pas su comment son fils Théophile était « jugé ». Car en ce mois de juillet, l’armée-police-justice s’occupait de préparer les conseils de guerre et notamment de fabriquer les faux qui permettraient de condamner Théo à mort.

Novembre 1871. Avant d’être exécuté, Théo Ferré

écrivit à la justice militaire pour demander l’élargissement des siens, et à sa sœur pour qu’elle enterrât son cadavre de manière à ce que ses amis pussent le retrouver.

(Je cite toujours Lissagaray.) Et c’est ce qu’elle fit. Avec l’aide de Camille Bias, comme le rapporte Louise Michel.

Avant l’amnistie. Toujours d’après Louise Michel, Marie Ferré se rendit quelques jours à Londres où elle rencontra les proscrits.

Novembre 1880. Marie Ferré et Camille Bias attendaient Louise Michel au premier arrêt du train de Dieppe de sorte qu’elles étaient avec elle lorsqu’elle  arriva à la gare Saint-Lazare, de retour de Nouvelle-Calédonie après l’amnistie (j’ai déjà raconté ceci, via Le Figaro, dans un autre article).

Juillet 1881. Marie Ferré et Louise Michel organisèrent une deuxième inhumation des restes de Théophile Ferré au cimetière de Levallois. Voici ce qu’en dit Le Figaro du 17 juillet 1881 (je n’ai pas été capable de trouver l’information dans Le Rappel, ni dans La Justice, je n’ai pas beaucoup cherché d’autres sources):

Hier, à dix heures et demie du matin, on a procédé, au cimetière de Levallois-Perret, à l’exhumation du corps de Ferré, membre de la Commune, fusillé à Satory, en 1871.

Après que la terre eût été enlevée, un homme est descendu dans la fosse; il a retiré les planches du couvercle du cercueil, qui étaient pourries, puis il a pris le crâne de Ferré, qui a été déposé dans un petit cercueil, apporté par les membres de la famille.

Ce cercueil a été ensuite descendu dans un caveau de famille, où avaient été placés les restes de la mère de Ferré, exhumés le matin même du cimetière d’Ivry.

La cérémonie n’avait pas attiré beaucoup de monde; une quarantaine de personnes environ s’étaient rendues au cimetière, portant des bouquets rouges. Parmi ces personnes, nous avons remarqué le père de Ferré, qui avait apporté un drapeau rouge, pour servir de linceul aux restes de son fils, la sœur et le frère du défunt, les citoyennes Louise Michel et Marie Cadol, Eudes l’ancien général de la Commune, Achille Secondigné, rédacteur du Citoyen.

Un incident s’est produit au moment où les restes de Ferré ont été changés de cercueil. À la vue de la tête, à laquelle adhéraient encore des cheveux, la sœur de Ferré s’est penchée vers le cercueil pour les recueillir, puis elle les a distribués aux assistants.

Aucun discours n’a été prononcé, aucune manifestation n’a eu lieu, et à onze heures et demie, les personnes qui avaient assisté à cette lugubre cérémonie se retiraient silencieusement.

Janvier 1882. Marie Ferré était une militante,

une révolutionnaire fermement convaincue, énergique et dévouée, on la trouvait toujours au premier rang lors d’une manifestation, ou d’un mouvement révolutionnaire,

comme l’écriront les « femmes révolutionnaires lyonnaises » du Groupe Louise Michel (dans Le Droit social du 19 mars 1882).

Marie Ferré et Louise Michel participaient à la manifestation pour l’anniversaire de la mort de Blanqui. Louise Michel fut arrêtée. Marie tomba malade.

Depuis dix ans elle souffrait d’une maladie de cœur ; toute émotion lui était fatale ; elle en eut une violente me voyant arrêtée.

écrivit Louise Michel. Ce qui aboutit à la mort de Marie.

Et à son enterrement, qui fera l’objet de l’article suivant

 

*

La photographie de Marie Ferré que j’ai utilisée en couverture est réputée faite par Appert (mais j’ai plus qu’un doute). Elle provient de l’Institut international d’histoire sociale à Amsterdam, elle aurait appartenu à Louise Michel, puis à Lucien Descaves.

J’ai utilisé les actes de décès de Marie Ferré (acte du 24 février 1882, Paris 9e) et de Marie Rivière Ferré (acte du 15 juillet 1871, Paris 14e), archives de l’état civil de Paris.

J’ai eu la curiosité de chercher l’acte de décès de Théo Ferré (acte du 28 novembre 1871, Versailles) aux archives de l’état civil des Yvelines. Une page contient les trois actes de décès des trois fusillés du jour, Rossel, Ferré, Bourgeois. Les deux mêmes employés ont servi de témoins (les exécuteurs avaient déjà servi de juges, on ne les a pas sollicités). Il est remarquable que l’acte de décès de Ferré ne contient même pas sa date de naissance…

Livres utilisés

Thomas (Édith), Les Pétroleuses, Paris, Gallimard (1963).

Michel (Louise), Mémoires de Louise Michel, écrits par elle-même, Roy (1886).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).