Gustave Maroteau, dont j’ai déjà parlé sur ce site ici et là, écrivit sans doute ses premiers articles pour La Rue de 1867. J’ai choisi de reproduire ici un article très représentatif de ses centres d’intérêt. Les lecteurs de La Rue (dont je rappelle qu’elle est en ligne ici), auront noté, parmi ses articles, la femme battue dans « Un malheureux » (28 septembre 1867), la petite mendiante dans « Le pavé » (10 octobre 1867), et « La petite Frigard » (4 janvier 1868) — un grand respect et une grande compassion pour la misère des femmes, de la part de ce très jeune homme.
C’est l’article « Les faiseuses d’anges », paru dans Le Peuple du 5 février 1869, que j’ai choisi de (re-)publier ici. Écrit par un garçon de vingt ans, il servira aussi de correctif à la description trop exclusivement masculine qu’avait donnée le rédacteur en chef dans son article d’ouverture.
La scène se passe dans la prison pour femmes de Saint-Lazare, déjà évoquée sur ce site.
Les faiseuses d’anges
Les femmes ont leur parfum qui émeut et, comme les bouquets effeuillés, sentent bon encore en se fanant. Le cœur bat vite, pendant qu’on marche doucement entre leurs lits d’hôpital, et l’on peut les trouver exquises sous une tunique de catin pauvre ou la robe grise de Saint-Lazare.
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J’ai vu, au fond d’un préau, des femmes assises dans un rayon de soleil pâle. Il y avait là des visages de vierges.
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Une fille noire, comme une aile de corbeau, plébéienne de faubourg, au grand regard ouvert, portait un enfant sur l’épaule: elle ouvrit son corsage de laine et elle riait de voir l’enfant, prendre en buvant, avec ses mains roses, son sein rond, comme une gourde. Une fillette blonde sortit alors d’un groupe faisant siffler ses lèvres ainsi qu’un bec de linotte. Elle était flexible et blanche; elle avait l’œil bleu humide, la peau chaude, la bouche gaie. Le geôlier me dit: C’est une infanticide.
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Elle avait quinze ans quand son père, paysan rude, la fit servante entre deux vins.
Son maître la viola dans le foin, et ce baiser brutal la rendit mère.
Elle avait peur et sanglotait la nuit quand la tête de l’enfant qui lui remuait le ventre se tournait vers son cœur.
Ce fut la nuit qu’elle accoucha.
Elle sortit, arrêtant les cris sur ses lèvres, avec la paume de ses mains. Et les chiens aboyaient après cette chose qui rampait sur les coudes et sur les genoux. Par une nuit pareille, elle avait, dans la fraîcheur d’un bois, juré d’aimer Jean, le vacher fauve.
Un gémissement frêle, un bruit de pierre dans la mare, se perdirent dans l’harmonie du silence; puis la fille se dressa, regardant effarée, la chair de son sang toute frémissante faire, en s’engloutissant, des ronds sur l’eau dorée par la lune.
Une vieille, une fille jaune et ridaillér comme un parchemin froissé levant sur moi ses yeux vagues disait, laissant dans un sourire couler de la salive sur sa peau: Elle a tué son enfant, Christine, pour en faire un ange.
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L’enfant de la faubourienne têtait à pleine bouche.
Le geôlier secoua au-dessus de lui ses clefs comme des grelots et l’enfant levait pour les prendre ses menottes en l’air.
Sa vie débordera de misères et de hontes!
Il vagabondera sans pain, taré avant d’être infâme. Pourquoi, la fille, ne l’as-tu pas étouffé dans ton ventre… Nous voudrions tous qu’on eût fait de nous des anges — des petits anges.
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Tous! Ce misérable qui trébuche affamé sur ses talons tordus; cette fille qui se traîne, en madras rouge, le long du mur; ce mendiant qu’on casse, pour qu’il soit saltimbanque, et ce collégien dont un pion sale est en train de faire un imbécile. Tous! cette créature qui se sacrifie et qui est une sainte, et qui devrait être un ange.
Les bossus, les boiteux, les fous!
Tous ceux pour qui la vie, cette lutte contre la mort, est un martyre.
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A l’heure où la femme se sent les entrailles en feu, elle regarde en arrière dans son passé, descend, pour le remonter, son calvaire.
Elle se souvient des soirs de misère où le sommeil ne clôt point les yeux trop gros; de la maladie qui la tint toute petite à l’hôpital où elle tremblait qu’après sa mort on ne la couchât toute chaude encore, sur la dalle froide.
Émotions d’amoureuse[s], douleurs, souffrances, se pressent et lui montent du cœur à la pensée.
Alors elle se penche dans le passé des autres, et des bouffées de sang et de boue lui arrivent comme d’un puits de mineur avec de la fumée…
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Et dans l’avenir, qui donc donnera du pain à son pauvre enfant maudit? Elle n’a pas le droit de l’aimer à toute heure.
Si elle a du lait, pour manger elle le fera boire à un bambin riche…
Et c’est si vite fait une faute! On tombe essoufflée dans l’herbe, au détour d’un bois… Tout à coup, à la chaleur d’un baiser, le sang bout…
Et voilà deux vies perdues…
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Je ne crois pas aux anges; mais je connais des misérables.
Gustave Maroteau
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L’image que j’ai utilisée comme couverture est anachronique, puisque le dessin a été fait par Théophile Steinlen « à la fin de sa vie » (et il est mort en 1923). Je l’ai trouvée sur Gallica, ici.
L’infanticide raconté par Gustave Maroteau évoque celui qu’André Léo met en scène dans son roman Le Père Brafort. Vous en trouverez un exemplaire sur Gallica — mais autant attendre 2018 où une bien meilleure version devrait paraître aux Presses universitaires de Rennes, si j’en crois Jean-Pierre Bonnet, qui s’y connaît.
Livre cité
André Léo, Le Père Brafort, Le Siècle Musée littéraire (1876).