Félix Eugène Chemalé, un des fondateurs de l’Association internationale des travailleurs en France, représentant de l’école mutualiste (je cite Lefrançais) a écrit deux articles pour Le Peuple. Il a participé au grand mouvement de réunions publiques de la fin de l’empire, en application de la loi du 8 juin 1868. Je continue à citer Lefrançais, qui le décrit ainsi (au milieu d’un groupe d’orateurs):

Chemalé, commis d’architecte, neveu de Georges Duchêne. Un accident qui lui a fait perdre un doigt de la main droite l’a obligé à quitter l’état de forgeron qu’il avait d’abord appris avec son père — aux environs de Tours, où il est né.

Petit, sec, nerveux, Chemalé est doué d’une volonté qui peut le rendre promptement propre à ce qu’il veut entreprendre. Il possède de merveilleuses facultés d’assimilation. Il a l’esprit subtil, souple et délié comme un Normand ou un Bisontin. C’est le juriste du groupe. Il parle avec une grande précision; mais, bien que depuis peu d’années à Paris, il a pris les défauts du gavroche. Il est narquois et brutal jusqu’à la grossièreté et se fait souvent retirer la parole en froissant les susceptibilités parfois très légitimes de l’auditoire.

Lefrançais est sévère, comme souvent. Dans ce cas, il faut savoir que les réunions publiques ont vu beaucoup d’affrontements entre les « mutualistes » (dont Chemalé était) et les « communistes » (dont Lefrançais était).

Le premier article de Chemalé est, justement, consacré aux réunions publiques. Il paraît dans le premier numéro du Peuple, le 4 février 1869 — un numéro très mal corrigé.

Chemalé se livre à un exercice délicat: comment décrire une réunion politique dans un journal qui n’a pas le droit de parler de politique? Les « ……. » ne sont pas sans rappeler les œuvres littéraires dans lesquelles à cette époque ils suivent un baiser ou une porte refermée…

Les réunions publiques

Deux mille citoyens, c’est le chiffre consacré, envahissent, une heure avant l’ouverture de la séance, la salle, ordinairement exigüe [sic] et mal appropriée à la destination nouvelle. On y rencontre des revenants des deux mondes, des îles et des colonies [des proscrits ou déportés politiques, de retour après une amnistie], des hommes anciens, des hommes nouveaux. Les conversations s’engagent et roulent bien plus sur les événements présents et futurs que sur la question à l’ordre du jour. Les vieux parlent de leurs souvenirs, les jeunes de leurs espérances. Et le bourdonnement va crescendo jusqu’au moment où retentit le bruit de l’indispensable sonnette.

L’Assemblée va élire son président.

Vingt-cinq ou cinquante voix lancent aux échos deux ou trois noms; la sonnette s’agite de nouveau, et le premier qui lève la main, désireux d’entraîner la foule et de rallier tous les suffrages à son opinion, s’écrie en agitant les bras: Tous! Tous! Tous! L’Assemblée répond à cet appel avec une touchante unanimité; la proclamation de l’élu se fait aux applaudissements des électeurs, et le répertoire des présidents s’enrichit d’un nouveau nom.

Le président remercie, et l’on arrive aux discussions que le cautionnement qui vous manque et la loi qui vous y oblige me force à passer sous silence………..

Voyez-vous d’ici ces hommes qui marchent lentement et gravement dans l’étroit espace laissé libre pour le service; ce sont les commissaires de la…….. réunion. Ce bout de galon qui……… orne leur bras les signale seul au respect des citoyens et suffit ordinairement à faire rentrer dans le calme les auditeurs, par trop enthousiastes. En voici d’autres qui s’agitent sans cesse, causent ou plutôt essaient de causer avec leurs voisins de droite et de gauche, de devant et de derrière, interpellent l’orateur et manifestent leur opinion par les cris: assez! oui! non! parlez! à la porte!

Ceux-là cependant sont venus pour s’instruire; lorsque l’orateur ne leur semble pas suffisamment clair, ils s’adressent aux uns et aux autres, demandent des renseignements complémentaires et finissent presque toujours, après être tombés d’accord avec vous, par cette apostrophe: Ah! et les moyens! C’est le refrain de nos clubs.

D’autres enfin, et c’est la presque totalité, écoutent silencieusement, ne se départissent de cette attitude que lorsque l’orateur prononce un de ces mots qui ont toujours le pouvoir d’agiter les foules. La liberté soulève dans ces réunions populaires des flots d’enthousiasme et de poussière; les mains battent, les chapeaux s’agitent; les interjections énergiques partent de tout côté, et la sonnette ne réussit pas toujours à dominer cette explosion d’un instant.

D’autres fois, c’est le contraire qui se produit: un mot mal-sonnant horripile l’assemblée, et des épithètes plus ou moins parlementaires s’échappent de la foule et témoignent de ses sentiments.

Pendant ces interruptions, le président debout, la main sur la sonnette, sonde du regard la profondeur de la salle; le commissaire rajuste son col ou sa ceinture, ce sténographe se mouche ou baille, et l’orateur avale lentement le verre d’eau largement édulcorée que lui verse l’un des assesseurs.

D’autres fois encore, une partie de l’assemblée se lève et cherche des yeux un Monsieur quelconque auquel elle crie sans le voir: C’est un mouchard! à qas [bas] les jésuites! à la porte!

Enfin le calme se rétablit; la discussion reprend son cours, et la soirée se termine par une lecture qui apprend aux assistants que huit ou dix soirées semblables auront lieu dans le cours de la semaine et qu’il est de leur devoir de n’en pas manquer une seule.

Après les interruptions, rien de plus curieux que les motions d’ordre; c’est une spécialité cultivée avec succès par ceux-là qui connaissent parfaitement leur public et sont familiarisés avec les mœurs particulières de chaque réunion.

Enfin la foule s’écoule lentement; la moitié à peine a franchi le seuil que déjà les bancs sont enlevés, le bureau bouleversé. cette tribune d’où partait il y a un instant d’énergiques inovations [sic] à la liberté, est rapidement transformée en orchestre.

On dansera demain dans la salle.

E. Chemalé

Le deuxième article parut une semaine plus tard, le 11 février 1869.

Les matins de Paris

 

Il est cinq heures à peine, et déjà chaque faubourg voit une colonne humaine qui envahit la chaussée et débouche à la fois à la Bastille, au Château-d’Eau, aux Halles, au Pont-Neuf, à la Morgue, à la Grève.

Cette foule, qui défile pleine de confiance en soi-même, ces hommes, ces femmes, ces enfants, c’est la grande armée du travail qui s’avance, bruyante, insouciante, narquoise, ironique et brave, à la conquête de ce pain quotidien si rarement assuré, quoique si chèrement acheté.

Quoi donc ou qui donc oblige tout ce peuple à secouer sitôt son sommeil lourd, à vaincre ainsi chaque matin la lassitude de la veille et à braver les brouillards, le froid ou la pluie?

Pourquoi tout ce mouvement, tout ce bruit, à cette heure plus que matinale pour la saison?

Les ateliers n’ouvrent qu’à sept heures ! Mais les splendeurs du Paris haussmannien ont refoulé le travailleur dans la banlieue, et les embellissements de la capitale ont rejeté l’ouvrier à six kilomètres de l’atelier.

Puis, l’homme de Lamenais [sic] leur a dit :

(Voyez ce que leur a dit l’homme dans les Paroles d’un Croyant.)
………

Ainsi le père de famille dut se lever plus tôt, se coucher plus tard. Puis il emmena avec lui sa femme, ensuite il lui fallut arracher son bambin à l’école et de le jeter en pâture à la machine, dont l’ardeur dévorante réclamait de la matière, encore et toujours de la matière.

Le progrès de l’industrie, son activité incessante et vertigineuse a créé cette race étiolée qu’on rencontre dans les grands centres manufacturiers. Ces hommes aux formes grêles, aux fronts rétrécis, à la face anguleuse et terne ; ces femmes voûtées, maigres et chétives, à la démarche incertaine; ces filles au crâne dénudé, au front anormalement développé, à la poitrine rétrécie, aux allures mâles et pesantes ; ces enfants contrefaits, scrofuleux, rachitiques et vieillots, dont les yeux caves et cernés, la démarche alanguie et les membres pendants dénotent l’épuisement et prédisent la fin, toute cette foule enfin, naît, végète et languit à l’ombre de la manufacture. Ainsi le veut le progrès.

Et ceux-là, d’où viennent-ils ? où vont-ils ? — Ils sont là, sales, déguenillés, dépenaillés, à peine vêtus ; leur voix tremblotante implore de la pitié des passants un sou, du tabac ou du pain, garçons ou filles, on ne sait. Ils ont dix ou douze ans, on leur en donnerait cinq ou six ; crânes avec les hommes, cyniques avec les femmes, cruels entre eux, ils représentent l’armée de la misère, l’avant-garde de la prostitution !

Chemalé

*

Pour compléter cet article, je propose un lien sur le passage de Lamennais que Chemalé remplace (à nouveau) par des « ……… », sans doute parce qu’il est trop politique, lequel passage est, je suppose, celui qui commence ainsi:

Vous travaillez pendant six heures, et l’on vous donne une pièce de monnaie pour votre travail: 

Travaillez pendant douze heures et vous gagnerez deux pièces de monnaie, et vous vivrez bien mieux, vous, vos femmes et vos enfants.

Et ils le crurent.

Il leur dit ensuite: Vous ne travaillez que la moitié des jours de l’année: travaillez tous les jours de l’année, et votre gain sera double.

Et ils le crurent encore.

… et se continue comme on peut l’imaginer et surtout comme on peut le lire dans le livre sur Gallica, en cliquant ici et en « tournant » les pages.

Les deux prochains articles de ce site seront consacrés au livre de Gustave Lefrançais cité ici.

Livres utilisés

Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique (2013).

Lamennais (Félicité de), Paroles d’un croyant, Renduel (1834).