Voici le texte de la préface de Lucien Descaves aux « Souvenirs d’un révolutionnaire », de Gustave Lefrançais. Le livre est paru en 1902, à Bruxelles, dans la Bibliothèque des « Temps nouveaux ». Gustave Lefrançais, né en 1826, était mort l’année précédente. Je consacrerai le prochain article de ce site à ce livre. Je commence par la préface: pour une raison qui m’échappe, elle n’a pas été reproduite dans l’édition la plus récente du livre.

On peut penser ce qu’on veut de Descaves (et je ne m’en prive pas). Cette préface appartient, elle aussi, à l’histoire. La voici.

Gustave Lefrançais

1826-1901

Il existe un beau portrait de Lefrançais, dans la force de l’âge et le vif de l’action: c’est le portrait que Jules Vallès a tracé de son ami dans l’Insurgé,

Un visage jaune et pensif, troué de deux yeux profonds et doux; on dirait, au premier abord, un résigné, un chrétien. Mais le frémissement de la lèvre trahit les ardeurs du convaincu, et le « prenant » de la voix dénonce l’âme de ce porteur de riflard. La parole jaillit, chaude et vibrante, dans un trémolo de colère, mais, de même qu’il a l’habit de tout le monde et le chapeau plat, il a le geste simple. Sa phrase ne flambe point — quoiqu’elle brûle.

Cette tête de rêveur ne s’agite pas sur le buste chétif qu’elle surmonte, son poing fermé n’ébranle pas le bois de la tribune, son geste ne boxe pas la poitrine de l’ennemi. Il s’appuie sur un livre, comme lorsqu’il était instituteur et surveillait la classe.

Parfois même il semble, en commençant, faire la leçon et tenir une férule; mais dès qu’il arrive aux entrailles de la question, il oublie l’accent du magister et devient, soudain, un frappeur d’idées qui fument sous son coup de marteau à grande volée. Il cogne droit et profond!

C’est le plus redoutable des tribuns, parce qu’il est sobre, raisonneur… et bilieux.

C’est la bile du peuple, de l’immense foule au front terreux, qu’il a dans le sang et qui jaunit ses phrases pleines, et qui donne à ses improvisations le ton des médailles en vieil or.

Portant la peine de cette jaunisse révolutionnaire, ayant une sensibilité d’écorché, lui, l’avocat des saignants! blessant les autres sans le vouloir, ce blessé! mais plein d’honnêteté et de courage — et sa vie parlant aussi haut que son éloquence en faveur de ses convictions. Ce Lefrançais là est le grand orateur du parti socialiste.

Je n’ai pas connu Lefrançais à cette époque de sa vie, mais j’ai retrouvé l’impression de Vallès dans les souvenirs des vieux républicains qui payèrent de leur parole et de leur personne, aux dernières années de l’Empire.

Lefrançais et son ami Briosne, le feuillagiste, se firent réellement écouter et comprendre entre tous, à partir de ces réunions du Vaux-Hall, en 68, où le premier abordait résolument les questions relatives au sort de l’ouvrière, au travail des femmes, à leur rôle, à leurs droits et à leurs devoirs sociaux; tandis que Briosne, miné par la phtisie, mort prochain parmi les vivants, revendiquait pour eux la possession du capital, de l’outillage héréditaire forgé et poli à la peine par les générations antérieures.

Cette ardeur et cette fièvre, ils les portaient partout pendant deux ans, de Montparnasse à Ménilmontant, de la rue Mouffetard à la place du Trône, de la rue du Bac au boulevard Rochechouart, du boulevard des Invalides à la rue de Belleville.

Il n’est pas possible de citer les salles du Pré-aux-Clercs, de la Redoute, du Vieux-Chêne, des Barreaux-Verts, des Folies-Belleville, de nommer ces clubs, Favié, Ragache, Robert, Budaille,… sans évoquer Lefrançais et Briosne au premier rang des révolutionnaires qui répandaient, avec la haine du régime impérial, les doctrines de Proudhon, de Fourier, de Cabet, de Blanqui, de Raspail et de Louis Blanc.

A ces foyers publics, allumés çà et là, autour de ces braséros d’idées, le peuple venait se chauffer et s’instruire. Quelquefois un commissaire de police dispersait les auditeurs et des sergents de ville les faisaient brutalement circuler, mais les idées circulaient avec eux. Ils allaient ranimer ailleurs les braises entretenues et saluaient l’apparition de Lefrançais comme s’il eût porté sous son bras plutôt qu’un riflard, comme dit Vallès, — un soufflet.

C’était dans la vie de l’ancien instituteur l’étape de prédilection. En donnant, chef d’équipe, son coup de pioche retentissant dans l’édifice vermoulu de l’Empire, il avait découvert ce trésor: une conception très nette du véritable danger social: l’exploitation capitaliste. Et tous ses efforts allaient tendre à la supprimer, beaucoup plus qu’à débarrasser la France d’une famille funeste, sans doute, mais pas autant que les familles plus nombreuses qui règnent sur le travail et en accaparent les profits. Un roi, un empereur, ne sont que des accidents; une caste souveraine est une calamité. On peut réchapper des premiers, on meurt fatalement de l’autre. Trente ans de république bourgeoise ont vérifié cette observation. Le peuple n’a secoué le joug d’un maître que pour subir la tyrannie de ses soutiens enracinés dans les administrations, les ateliers, les usines, les banques. Nous n’avons plus le Grand Patron, mais nous avons toujours le patronat. Rien de changé, au fond, qu’une effigie sur la monnaie.

Aussi le toast de Félix Pyat à « la petite balle » fait-il sourire aujourd’hui la génération montante qui boit, elle aussi, à l’indépendance du monde, mais par l’expropriation pure et simple, sans effusion de sang, autant que possible. L’ère des violences, régicides, barricades, grèves à main armée, est close. C’est même la plus grande déception que puissent éprouver les classes dirigeantes, habituées à cimenter les institutions menaçant ruine, avec de la cervelle d’insurgés en guise de mortier.

Condamné à mort par les conseils de guerre, réfugié à Genève de 1871 à 1880, Lefrançais avait eu le temps de réfléchir sur les fautes de la Commune, qu’il ne se dissimulait pas, et sur les inconvénients d’une modération dont il avait donné maintes preuves à l’Hôtel-de-ville, dans les commissions et auprès du père Beslay, protecteur désintéressé de la Banque de France. Il n’était pas moins sévère pour lui-même que pour les autres. Sa rude franchise, sa probité ombrageuse, lui avaient fait beaucoup d’ennemis; mais il pouvait dire comme Camille Desmoulins:

Ce à quoi personne ne fait attention, mais qui m’honorera auprès des républicains dans la postérité, c’est que j’avais été lié avec la plupart de ces hommes que j’ai dénoncés et que je n’ai cessé de poursuivre, du moment qu’ils ont changé de parti; c’est que j’ai été plus fidèle à la patrie qu’à l’amitié; c’est que l’amour de la république a triomphé de mes affections personnelles; et il a fallu qu’ils fussent condamnés pour que je leur tendisse la main comme à Barnave.

Combien de fois, cependant, ai-je entendu d’anciens compagnons de Lefrançais attribuer à son caractère difficile, à son humeur aigrie, la rareté de ses relations!

J’avais bientôt senti, dans son intimité, l’inanité de ces conjectures. Tous les hommes qu’il méprisait méritaient son mépris; tous les hommes qu’il honorait de son estime en étaient dignes. Je ne me souviens pas que sa bouche ait jamais été amère aux noms de Rogeard, de Gambon, des Reclus, de Kropotkine, pour ne citer que ceux-là… Ses sentiments pour eux n’étaient que le respect de soi-même.

D’autres, aussi recommandables en apparence et envers lesquels il paraissait injuste, avaient dans leur existence, dans leur passé démocratique, une tare certaine que le temps et la complaisance universelle, complice du temps, avaient lavée, mais qui demeurait indélébile dans la mémoire de Lefrançais. Incapable d’une bassesse, d’une concession dégradante, d’une capitulation de principes, il lui était permis de se montrer impitoyable aux palinodies, aux défaillances et aux lâchetés de ceux que Fabre d’Églantine appelait les montagnards d’industrie. À Lefrançais, la Commune n’avait rien rapporté. Il en était sorti pauvre, comme il y était entré. Le devoir accompli, la tâche terminée, il avait repris le chemin de l’exil pour y continuer sa vie et non pour la refaire. Ayant été à la peine, il ne voulut pas être au déshonneur d’une récompense ou d’un dédommagement quelconque — de la part d’un gouvernement qui ne réalisait aucun de ses désirs, aucune de ses espérances.

Cette déception, son testament l’a traduite avec force.

Je meurs, dit-il, de plus en plus convaincu que les idées sociales que j’ai professées toute ma vie et pour lesquelles j’ai lutté autant que j’ai pu, sont justes et vraies.

Je meurs de plus en plus convaincu que la société au milieu de laquelle j’ai vécu n’est que le plus cynique et le plus monstrueux des brigandages.

Je meurs en professant le plus profond mépris pour tous les partis politiques, fussent-ils socialistes, n’ayant jamais considéré ces partis que comme des groupements de simples niais dirigés par d’éhontés ambitieux sans scrupules ni vergogne…

Lefrançais ajoutait:

Pour dernières recommandations, je prie mon fils Paul de veiller à ce que mon enterrement — exclusivement civil, bien entendu — soit aussi simple que l’a été ma vie elle-même, et à ce que je ne sois accompagné que de ceux qui m’ont connu comme ami et ont bien voulu m’accorder soit leur affection, soit plus simplement leur estime. À défaut d’incinération, qu’on me porte à la fosse commune, où, d’ailleurs, tous les miens m’ont déjà précédés [sic], ainsi que les pauvres gens à la classe desquels je n’ai cessé d’appartenir…

En lisant à haute voix cet admirable testament, devant le corps à peine refroidi de notre ami reposant sur son petit lit de fer, Albert Goullé avait les yeux et la voix trempés de larmes;… et je contenais difficilement la même émotion, car je dois beaucoup à Lefrançais, je l’ai aimé filialement et il me semblait recevoir de sa dépouille mortelle une dernière leçon de clairvoyance et de rectitude.

Souvent, à la fin de sa vie, j’allais le chercher à l’Aurore, où nous étions, lui caissier et moi rédacteur, et je le reconduisais jusqu’à son humble logement de la rue de la Tombe-Issoire. C’était pendant l’affaire Dreyfus. Nous en causions, naturellement, mais sans avoir, ni l’un ni l’autre, beaucoup d’illusions. Sans doute la cause était belle et il eût été honteux à nous de ne pas l’embrasser. Mais chaque jour des innocents sont ainsi injustement condamnés, pour lesquels on ne remue pas ciel et terre, comme on les remuait pour sauver cet officier riche et sorti des écoles spéciales, où l’on apprend que la force prime le droit et que les Conseils de guerre sont infaillibles. Quel dommage! Quelles occasions perdues de concilier la justice et la pauvreté!

Fallait-il espérer du moins que l’aventure édifierait la victime libérée? Pas même. Elle était par essence contre ses défenseurs. J’avais imaginé cet apologue. La Commune, encore une fois, est proclamée. Pour la réduire, la réaction mobilise ses forces et les envoie contre Paris. Et la première barricade est enlevée par le capitaine Dreyfus réintégré dans son grade et sans pitié pour les insurgés qu’il fait fusiller.

Lefrançais m’écoutait en souriant dans sa barbe blanche: nous étions d’accord.

Nous l’étions encore sur d’autres points.

Kropotkine qui avait connu Lefrançais à Genève pendant l’exil; Kropotkine dans ses Mémoires, un des plus beaux livres de ce temps, rapporte ce propos que l’ancien membre de la Commune tenait un jour devant lui: « Je suis un communaliste et non un anarchiste; je ne puis pas travailler avec des fous comme vous. »

Et il ne travaillait qu’avec nous, ajoute Kropotkine, car, disait-il, vous autres fous, vous êtes encore les hommes que j’aime le mieux. Avec vous on peut travailler et rester soi-même.

L’âge et l’expérience avaient confirmé Lefrançais dans son inclination. À côté des portraits de Delescluze, de Vermorel et de Varlin, parmi d’autres portraits de famille souriant à son cœur, on ne voyait plus, à la fin, épinglées aux murs de sa chambre, que les images de Bakounine, de Kropotkine et de Reclus, qui parlaient à son intelligence passionnée d’harmonie et de justice, le seul langage qu’elle comprît désormais.

Les dernières volontés de Lefrançais furent suivies, au-delà peut-être de ce qu’il avait espéré.

Le dimanche 19 mai 1901, en effet, nous le conduisions au Père-Lachaise, en même temps que s’y rendaient les groupes révolutionnaires en pèlerinage annuel au mur des fédérés. On eût dit qu’il y allait aussi, pour la dernière fois. Et, de fait, il y alla,… il y alla sous le drap rouge des membres de la Commune, à grand’peine obtenu; il y alla entre deux haies d’agents témoignant que la République est restée fidèle aux traditions de l’Empire.

Mais nous ne nous attendions pas à ce qu’il allât plus loin que son bûcher…

Après l’incinération, comme nous sortions, nous vîmes s’élever de la cheminée du four crématoire, une tremblante fumée que la brise rabattit vers l’endroit où tombaient, en 71, les suprêmes défenseurs de la Commune. Si bien que la substance de notre grand ami, volatilisée, passait dans le cortège saluant les héros et se mêlait à ce chant de l’Internationale, que précisément Eugène Pottier a dédié à Lefrançais!

Mais il nous restait encore un devoir à remplir.

Lefrançais n’est pas seulement l’auteur d’une étude remarquable sur le mouvement communaliste et de diverses brochures parues à Neuchâtel et à Genève pendant les années d’exil. Il avait écrit encore des souvenirs, que Séverine publia, en 1886, dans le Cri du peuple et pour lesquels il avait, depuis, vainement cherché un éditeur.

Cet éditeur, nous devions le trouver et nous l’avons trouvé en effet, Albert Goullé et moi, grâce au concours dévoué d’Élisée Reclus et aux souscriptions empressées des plus vieux amis de Lefrançais. N’était-ce pas à eux qu’incombait le soin d’ériger le monument dont il a laissé la matière? Quel marbre vaudrait ces pages sincères et de bon conseil, pour apprendre aux ignorants, rappeler aux oublieux et signifier aux ingrats, le nom d’un homme excellent, riche de ses convictions et généreux d’exemples?

Nous comptons sur ce livre pour honorer et perpétuer la mémoire de Gustave Lefrançais comme il convient, c’est-à-dire en multipliant les dépositaires de sa pensée, les continuateurs de son action et les émulateurs de son désintéressement.

Février 1902.

Lucien Descaves

*

Merci à Éloi Valat de m’avoir confié son portrait de Gustave Lefrançais.

Livre utilisé

Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire; préface de Lucien Descaves, Les Temps nouveaux (1902).