Gustave Lefrançais raconte, dans ce livre, ses souvenirs de révolutionnaire, de 1844 à 1871.

J’avoue avoir beaucoup tardé à lire ce livre, parce que, ayant lu son Étude sur le mouvement communaliste, j’avais imaginé que ses Souvenirs seraient ennuyeux.

Je l’ai parcouru un jour, à la Bibliothèque nationale de France, parce que quelqu’un m’avait demandé la préface de Descaves (oui, celle de l’article précédent). J’avais deux ou trois heures devant moi et d’autres livres à lire, mais j’ai feuilleté celui-là… et puis, il était si passionnant que je l’ai lu, ou plutôt parcouru en entier, je n’avais pas le temps. Je suis sortie, je suis revenue lire les autres livres le lendemain. Mais j’ai acheté les Souvenirs le soir-même.

Maintenant, je l’ai lu. Vraiment.

Gustave Lefrançais a été formé comme instituteur, mais il n’a pas longtemps exercé son métier, pour différentes raisons, la plupart politiques mais pas toutes — j’écrirai peut-être un jour un article sur la façon dont on a essayé de lui faire enseigner les mathématiques.

Il était à Paris en juin 1848 et a assisté à la répression sanglante qui a frappé les ouvriers sur les barricades. Il ne s’est pas lui-même battu sur ces barricades, contrairement à ce que dit une présentation de l’ouvrage par son éditeur que j’ai découverte en écrivant cet article. Il en a été pourtant été profondément marqué…

Ses convictions et son activité révolutionnaires l’ont amené à participer à un groupe d’institutrices et instituteurs socialistes, à fréquenter Jeanne Derouin et Pauline Roland, cette dernière ayant été une des personnes qu’il a le plus aimées et qui l’ont le plus influencé. Il a été emprisonné, envoyé en résidence surveillée à Dijon, où il a d’ailleurs été aussi en prison, puis il a passé quelque temps à Londres…

Et puis il est rentré en France, il s’est marié — avec Anne Thérèse Lallemand (le nom de son épouse est un scoop de cet article) –, connue à Dijon, ce qui ne l’a pas empêché de militer en faveur de l’union libre et de la suppression de l’héritage, il a été franc-maçon mais pas très longtemps, il a vécu dans le quatrième arrondissement de Paris, il a eu deux fils… Et il a, au cours de cette vie, rencontré beaucoup de monde,

ceux auxquels on s’attend,

Pauline Roland que j’ai déjà nommée,

disciple de Pierre Leroux dont elle a adopté les doctrines après la dispersion de la communauté saint-simonnienne de Ménilmontant, dont tous deux faisaient partie en 1832, Mme Roland est communiste et chrétienne.

Malgré mon antipathie instinctive pour quelque doctrine religieuse que ce soit, cette citoyenne m’a inspiré une profonde estime à cause de sa droiture et de la sincérité de son dévouement à la cause socialiste.

[…]

mère de trois enfants, [elle] a obstinément refusé de se marier avec le père des deux derniers, par […] esprit de protestation contre le mariage, qu’elle va jusqu’à qualifier de prostitution légale.

Eugène Varlin,

ouvrier relieur, membre de l’Internationale, où dès son admission, il a commencé sa propagande communiste contre l’influence des mutualistes, laquelle y était jusque là prépondérante. […] Varlin est doué d’une grande persévérance et de sérieuses facultés administratives. Il est d’aspect assez froid. L’œil est triste et intelligent, légèrement dédaigneux. L’homme parle peu. On le sent prêt à l’action et sachant ce qu’il veut. Tout jeune encore, il a déjà les cheveux grisonnants.

Jules Vallès et Auguste Vermorel, que Lefrançais aimait beaucoup (j’y reviendrai sans doute dans un article ultérieur),

et ceux auxquels on s’attend moins,

les Bizet qui fréquentent le groupe de Mme Roland et amènent leur petit Georges, et aussi le compositeur Édouard Lalo, par exemple.

Un autre de ses grands amis était Auguste Briosne. Tous deux ont participé, activement et brillamment (au sens où leurs interventions étaient parmi les plus populaires), au grand mouvement de réunions publiques qui, dès 1869, a hâté la fin de l’Empire — un sujet sur lequel je reviendrai abondamment sur ce site dans les prochains mois.

Il a été élu à la Commune par son arrondissement. Il n’est ni faux ni malin de dire que Lefrançais a été le « premier président élu de la Commune ». Il ne s’agissait pas de présider la Commune mais de présider telle ou telle séance de l’assemblée communale. Celle du 28 mai a été présidée par Beslay, le doyen d’âge. Lefrançais a été élu pour présider la séance du 29, ce qu’il a fait, ainsi que celles du 30, du 31 et des 1er et 2 avril. Dès le 31, il avait demandé qu’on choisisse chaque jour un nouveau président. Le 3, c’est Ranc qui a présidé et la présidence des séances a tourné. Si j’insiste sur ce détail, c’est parce que je suis certaine qu’il aurait détesté ce qualificatif de « premier président élu »…

Il a fait partie de la minorité, bien sûr: il n’était ni autoritaire, ni blanquiste. Il vous aurait dit qu’il était communiste. Et il était libertaire. Et il avait un sale caractère, ça c’est certain!

Par exemple, il n’a pas apprécié que lui et les autres minoritaires fussent traités de lâches par Le Père Duchêne du 17 mai (28 floréal). Voici sa réponse:

17 mai 1871

Mon cher Vallès

Prenant le texte de notre Déclaration collective, le Père Duchêne nous accuse de n’avoir fait cette Déclaration que « par peur pour notre peau« .

Sois donc assez obligeant pour l’inviter de ma part, — par l’entremise de ton journal, — à faire une promenade philosophique de la barrière des Ternes à celle du Point-du-Jour. — Je me ferai un plaisir de l’y accompagner. — On marchera au pas, en devisant politique.

Rendez-vous à la porte des Ternes, à dix heures du matin, je m’y trouverai pour l’y recevoir.

G. Lefrançais

Elle est parue dans le Cri du peuple daté du 19 mai. La suite est dans celui daté du 21:

19 mai 1871

Mon cher ami,

Je me suis rendu ce matin, à dix heures, à la porte des Ternes, accompagné du citoyen Demeulle, appartenant au 150e bataillon et membre de la Commission municipale du 4e arrondissement.

Je suis resté une heure au quartier général du brave colonel Monteret, attendant vainement le Père Duchêne, à qui j’avais donné rendez-vous.

Mes amitiés sincères.

G. Lefrançais

Je cite le Cri du peuple et pas le livre de Lefrançais, parce que celui-ci, qui ne se vante jamais, n’y raconte pas cette histoire.

Il raconte avec quelques détails comment il a vécu la semaine sanglante et la fin de la Commune. Un petit mot sur les otages, nous sommes le 25 mai près de la mairie du onzième:

Peut-on s’étonner de l’exaspération à laquelle sont arrivés à cette heure suprême les fédérés, qui, à leur tour, pratiquent l’inexorable maxime: « œil pour œil, dent pour dent »?

Quant à la qualité des victimes, elle ne nous importe guère. Un travailleur vaut en somme mieux que tous les Darboy, les Beaujan et les Deguerry du monde. Et le « respect de la vie humaine » n’est pas plus inviolable pour les uns que pour les autres.

Il a pu quitter Paris pour Genève et il raconte comment dans son livre. Il a bien sûr été condamné à mort en 1872, heureusement par contumace.

*

Cinq cents pages palpitantes dans lesquelles pourtant l’auteur ne se met jamais en avant — un vivant tableau de la France de 1844 à 1871.

Si vous achetez le livre aujourd’hui, eh bien ce sera sans doute l’édition de La Fabrique, parue en 2013, celle dont j’ai utilisé la couverture comme… couverture de cet article.

Vous n’y trouverez malheureusement pas la préface de Descaves (c’est pourquoi je l’ai reproduite sur ce site).

Petit clin d’œil à mon ami BW qui relit attentivement mes articles: vous aurez peut-être du mal avec les nombreuses coquilles qui ornent beaucoup de noms propres. Si l’éditeur envisage un retirage, qu’il me contacte, je lui offrirai gracieusement plusieurs dizaines de corrections.

J’ai aussi réalisé un index, qui manque terriblement dans un livre où tant de personnes sont nommées — d’ailleurs Descaves s’était fabriqué un index, lui aussi, que l’on trouve à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam. J’ai recensé davantage de noms que Descaves ne l’avait fait et surtout, j’ai complété les noms, non seulement de Mme Lefrançais, mais aussi de quelques-un des Sch…, Ar… et autres … présents dans le livre.

Livre utilisé

Lefrançais (Gustave), Étude sur le mouvement communaliste, Neuchâtel (1871), — Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).