Tragicomédie en trois actes:

Acte 1. 18 mars. 3 heures du matin. Thiers a envoyé la troupe s’emparer des canons de la Garde nationale. Notamment à Montmartre. On a oublié deux choses essentielles: nourrir les soldats et prévoir des attelages pour emmener les canons. Le deuxième oubli fait que ça traîne. De sorte que la population a bien le temps de se trouver sur place et de défendre ses canons. C’est l’historien Louis Fiaux qui raconte — nous sommes à Montmartre, avec le 88e de ligne et son général, Lecomte:

Sur le plateau, dans la rue des Rosiers, la foule des femmes, des enfants, des gardes n’est pas moins nombreuse ni moins animée: « Vive la ligne! crie-t-on de toutes parts; vivent nos frères de l’armée! Nous ne voulons pas nous battre! » Le général Lecomte parcourt le front des troupes, fait saisir par les gardiens de la paix et jeter dans les caves de la tour Solférino une quinzaine de soldats et sous-officiers […] puis, se retournant vers la foule de la rue des Rosiers, commande aux soldats de mettre en joue cette barricade humaine; dans ce moment d’indicible angoisse, les femmes au lieu de fuir s’avancent encore sur les fusils braqués: « Feu! » crie le général Lecomte. Un seul coup est tiré par un gardien de la paix. Mille imprécations retentissent, mille paroles d’horreur et de pitié aussi: « Non, non, ne faites pas feu! ne tirez pas! nous sommes vos frères! » Trois fois le général Lecomte renouvelle aux soldats le commandement de: feu! C’est en vain qu’il les menace de leur brûler la cervelle s’ils n’obéissent, tous remettent l’arme au pied. Les gardes nationaux débordent la foule, lèvent la crosse en l’air, envahissent le plateau, fraternisent avec la troupe. Le général Lecomte, entouré de tous côtés, est fait prisonnier avec son état-major.

Le peuple se mêle aussitôt aux rangs des soldats: les femmes distribuent du pain, du vin; les hommes prennent les fusils des gardiens de la paix; beaucoup de soldats rendent les leurs; les gardes nationaux prisonniers dans le poste de la rue des Rosiers et les soldats jetés dans la tour Solférino sont délivrés; des clameurs furieuses s’élèvent contre le général Lecomte; les soldats qu’il menaçait tout à l’heure se montrent surtout excités; déjà les fusils s’abaissent: des gardes nationaux le couvrent de leur corps: enfin, sous bonne escorte, à travers les huées, le général est conduit au Château-Rouge, occupé par plusieurs compagnies du 169e bataillon, et là signe l’ordre écrit d’évacuer la butte.

À Belleville aussi les troupes sont en déroute. Paris apprend ce qui se passe par la rumeur publique. Les membres du Comité central de la Garde nationale tentent de rejoindre la rue Basfroi pendant que, partout, des barricades se dressent.

Acte 2. 18 mars, 3 heures de l’après-midi. Les membres du gouvernement se réunissent quai d’Orsay et là, Thiers, apprenant qu’un de ses généraux est prisonnier… décide de l’abandonner et de filer à Versailles, ordonnant à son gouvernement et à ses administrations de le suivre.

Acte 3. 18 mars. 4 heures, à Montmartre. Louis Fiaux, à nouveau:

Depuis le matin, le général Lecomte était retenu au Château-Rouge avec quelques autres officiers arrêtés sur le plateau ou aux environs de Montmartre […]. La foule était là, compacte, bruyante, mais toutefois ne montrait aucune hostilité; le général avait pu déjeuner tranquillement avec quelques-uns de ses officiers, quand un vieux capitaine de la garde nationale, décoré de la croix de Juillet, Garcin, du 169e bataillon, celui de Blanqui pendant le siège, se présente avec un ordre écrit portant quatre signatures illisibles et le cachet d’un comité qui enjoint de conduire le général rue des Rosiers pour y être jugé. Le capitaine Mayer, chargé de la garde du général et de ses officiers, croit devoir obéir à cet ordre.

Et Lissagaray:

On vint dire au Comité de vigilance, établi rue Clignancourt, que le général Lecomte était en grand danger. Une foule de soldats entourait le Château-Rouge, exigeait une exécution immédiate. Les membres de ce comité, Ferré, Bergeret, Jaclard, envoyèrent immédiatement l’ordre au commandant du Château-Rouge de veiller sur le prisonnier. Quand cet ordre arriva, Lecomte venait de partir. […]

Vers quatre heures et demie, une rumeur emplit la rue et, lancé par une trombe, un homme à barbe blanche est jeté contre la maison. C’est Clément Thomas, l’homme de Juin 48, l’insulteur des bataillons populaires […]. Reconnu, arrêt rue des Martyrs où il inspectait la barricade, il a monté la butte dans une huée de sang. Ironique hasard des révolutions qui laisse fuir le requin et livre aux vengeances la grenouille.

Son arrivée décide tout. Il n’y a qu’un cri: « A mort! » Des officiers de la garde nationale veulent lutter, un capitaine garibaldien, un hercule, Herpin-Lacroix, se cramponne aux parois du couloir. On le meurtrit, on force l’entrée; Clément Thomas est précipité vers le jardin, derrière la maison; les balles le suivent, il tombe face à terre. Il n’est pas mort que les soldats du 88e ont brisé les croisées de la chambre du général Lecomte, l’entraînent vers le jardin où les balles le tuent. Aussitôt, les fureurs s’apaisent. Dix officiers encore sont là: personne ne les menace. Ils sont ramenés au Château-Rouge et, la nuit venue, Jaclard les met en liberté.

Commentaires.

Jules Vallès:

Je n’aurais pas voulu ces taches de sang sur nos mains, dès l’aube de notre victoire.

Thiers:

Chouette, des martyrs!

(apocryphe.) (Et l’Assemblée de Versailles vote, immédiatement, l’érection d’un monument à la mémoire des généraux, plus des messes — non, l’église n’est pas séparée de l’état.)

Le Comité central, dans le Journal Officiel (21 mars, en page 2):

On a publié, sur l’assassinat des généraux Clément Thomas et Lecomte, des récits — ou plutôt déjà des légendes — qui font les auteurs de cet attentat plus cruels et plus abominables encore qu’ils ne le seraient en réalité.

On nous assure qu’aucune de ces versions n’est conforme à la réalité. Le comité central repousse toute part de responsabilité dans cette exécution.

Et épilogue… Ceux qui se trouvaient sur les lieux ont été condamnés à mort par les conseils de guerre versaillais. Parmi eux, ceux dont j’ai écrit les noms, Armand Herpin-Lacroix, exécuté le 22 février 1872 (comme Verdaguer, du 88e, dont je n’ai pas écrit le nom), et Simon Mayer, dont la peine fut commuée en déportation.

Le lieu lui-même a été condamné: après avoir servi de lieu d’exécution pendant la semaine sanglante — en particulier, c’est là que Varlin a fini par être mis à mort — la rue des Rosiers a disparu lors de l’édification de l’infâme et expiatoire Sacré-Cœur.

*

C’est pourquoi c’est le tableau « La Mort de Varlin », peint par Maximilien Luce dans les années 1910, que j’ai choisi pour la couverture de cet article. Je l’ai copié sur le site l’Histoire par l’image, mais il se trouve au musée de l’Hôtel-Dieu à Mantes-la-Jolie. Une autre option aurait été une des gravures représentant l’exécution des généraux, mais toutes sont complètement imaginaires… Quant au monument que l’Assemblée de Versailles vota dès le 26 mars 1871 et que nous (enfin, nos arrière-grands-parents) payâmes de nos deniers de contribuables, il est si laid que j’ai eu bien du mal à me décider à le prendre en photo, la dernière fois que je suis passée au Père Lachaise. Vous n’allez pas me croire, mais c’est vrai: ce site n’a jamais voulu télécharger cette photo. Ainsi vous y échappez…

 

Livres cités

Fiaux (Louis)Histoire de la Guerre civile de 1871, Charpentier (1879).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Vallès (Jules)L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).