Nous sommes le 28 mars 1871 ou peut-être même déjà le 29. Il y a eu, l’après-midi, la proclamation de la Commune, et puis, pour la plupart des Parisiens, la fête a continué. Les derniers lampions éteints, et même encore plus tard que ça, parce qu’il y a eu une réunion de l’assemblée communale le soir-même et que Vallès y a participé, les rédacteurs du Cri du peuple, Jules Vallès, Pierre Denis, Casimir Bouis, Jean Baptiste Clément, finissent de fêter la Commune dans le bureau de la rédaction du journal, 9 rue d’Aboukir, en buvant un dernier verre et en discutant les termes de l’éditorial du lendemain, un texte collectif signé Le Cri du Peuple, sous le titre inévitable « La Fête ».
L’article est signé du journal et je ne vois aucune raison de penser que Vallès l’a écrit seul. Il ne l’a d’ailleurs pas reproduit dans L’Insurgé, contrairement à son éditorial « Le 26 mars ». Quand il l’a repris dans Le Cri du peuple daté du 19 mars 1884, il l’a fait avec la signature collective.
Un peu d’imagination… et écoutons-les écrire, collectivement, cet article collectif (que j’ai déjà cité, ainsi que « Le 26 mars », ici):
La Commune est proclamée.
Elle est sortie de l’urne électorale, triomphante, souveraine et armée.
Les élus du peuple de Paris sont entrés dans le vieil Hôtel de Ville, qui a entendu le tambour de Santerre et la fusillade du 22 janvier, sur cette place où le sang des victimes de l’honneur national et de la dignité parisienne vient d’être essuyé par la poussière soulevée en ce jour de fête sous le pas des bataillons victorieux.
Ici, je pense à une remarque de Lissagaray, qui n’aime pas les articles souvent un peu lourds de Pierre Denis, alors j’imagine que Vallès tique sur la dernière phrase, qu’il lève la main comme pour dire quelque chose. Mais il y a une euphorie de la fête, du vin, du bonheur d’être là tous ensemble… Même Pierre, qui ne fonctionne normalement qu’au café, a un peu bu, il est, comme toujours, mais encore davantage aujourd’hui, aimable et gai. Vallès hésite… « Non, non, rien, vas-y, Pierre, on continue ».
On n’entendra plus les roulements du tambour de Santerre;
Inutile, la répétition, pense Vallès. Soixante-dix-huit ans seulement après l’exécution du citoyen Capet, autrement connu sous le nom de Louis XVI, le roulement de tambour (de Santerre) qui couvrit ses dernières paroles est encore dans la mémoire populaire. La fusillade du 22 janvier dernier aussi et il faut en parler.
Les fusils ne brilleront plus aux fenêtres de l’Hôtel communal, et le sang ne tachera plus la place de Grève, si nous le voulons.
Et nous, nous le voudrons, n’est-ce pas, citoyens!
La Commune a été proclamée.
L’artillerie, sur les quais, tonnait ses salves au soleil, qui dorait leur fumée grise sur la place. Derrière les barricades, où se tenait debout une foule: hommes saluant du chapeau, femmes saluant du mouchoir, le défilé triomphal, les canons abaissant leurs gueules de bronze, humbles et paisibles, craignant de menacer cette foule joyeuse.
Devant la façade sombre, dont le cadran a sonné tant d’heures qui sont maintenant des siècles, et vu tant d’événements qui sont aujourd’hui l’histoire, sous ces fenêtres peuplées d’assistants respectueux, la Garde nationale défilait, lui jetant les vivats de leur enthousiasme tranquille
« et fier », complète Vallès et Denis écrit
et fier.
Au-dessus de l’estrade, où se tenaient les élus du peuple — braves gens à la tête énergique et sérieuse…
Là je ne peux m’empêcher d’entendre un éclat de rire: « Vous vous foutez de moi? » Car Vallès fait partie des élus, il a été élu dans le quinzième arrondissement, où il a travaillé jadis à l’état civil… Ou alors une grimace, parce qu’il pense: cette élection, c’est notre condamnation à mort — fusillés ou guillotinés? Entre le sourire et la grimace, peut-être un petit ricanement.
— Mais, en regardant bien, tu as une tête énergique et sérieuse, répond Casimir Bouis.
— C’est « braves gens », mon problème.
— Les élus du peuple sont de braves gens.
— Si tu veux.
— le buste de la République, qui se détachait blanche sur la tenture rouge, regardait, impassible, reluire cette moisson de baïonnettes étincelantes au milieu de laquelle frissonnaient les drapeaux et les guidons aux couleurs éclatantes, tandis que montaient dans l’air le bourdonnement de la cité, le bruit du cuivre et de la peau d’âne, les salves et les exclamations.
Vallès croit bien reconnaître le « frisson des drapeaux » de son article d’il y a deux jours dans la phrase trop longue, mais il ne dit rien. Il faut avancer: remplacer le fusil par l’outil. Après la poésie du triomphe, la prose du travail, pense-t-il.
La Commune est proclamée dans une journée de fête révolutionnaire et patriotique, pacifique et joyeuse, d’ivresse et de solennité, de grandeur et d’allégresse, digne de celles qui ont vu les hommes de 92, et qui console de vingt ans d’empire, de six mois de défaites et de trahisons.
Le peuple de Paris, debout en armes, a acclamé cette Commune, qui lui eut [eût] épargné la honte de la capitulation, l’outrage de la victoire prussienne, et qui la rendra libre comme elle l’eut [eût] rendu vainqueur.
C’est Clément qui propose la suite:
Que n’a-t-elle été proclamée le 31 octobre! N’importe! Morts de Buzenval, victimes du 22 janvier, vous êtes vengés maintenant!
La Commune est proclamée.
L’anaphore, figure de style préférée des journalistes politiques, pense Vallès, qui sourit en se souvenant d’un « C’est demain le terme! », qu’il avait répété à la une de La Marseillaise en évoquant une grève des loyers — la veille du terme de janvier 1870…
Les bataillons qui, spontanément, débordant des rues, des quais, des boulevards, sonnant dans l’air les fanfares des clairons, faisant gronder l’écho et battre les cœurs avec les roulements du tambour, sont venus acclamer et saluer la Commune, lui donner cette promulgation souveraine de la grande revue civique qui défie Versailles — remontent l’arme sur l’épaule vers les faubourgs, remplissant de rumeurs la grande ville, la grande ruche.
La Commune est proclamée.
C’est aujourd’hui la fête nuptiale de l’idée et de la Révolution.
Demain, citoyens-soldats pour féconder la Commune acclamée et épousée la veille, il faudra reprendre, toujours fiers, maintenant libres, sa place à l’atelier et au comptoir.
Banale, la métaphore sexuelle, pense Jules, qui n’aurait jamais écrit le mot « nuptiale ».
— Il faut une phrase finale, dit Pierre.
— Une morale, demande Casimir?
— À toi, Jules, dit Jean Baptiste.
— Après la poésie du triomphe, la prose du travail, propose Jules.
Après la poésie du triomphe, la prose du travail.
Écrit Pierre Denis.
Et voilà.
*
Il y avait longtemps que je n’avais pas utilisé de photo de Marville. Sûrement, à l’heure où les journalistes ont fini d’écrire leur article, la rue était aussi déserte… quoique, après une telle fête… En tout cas, la photographie vient du site Paris Musées, et plus précisément d’ici.
L’article que les journalistes écrivent est paru dans Le Cri du peuple daté du 30 mars 1871.
Livre utilisé
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
Vallès (Jules), L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).