Le Peuple est mort…
Accusés, poussés à bout, nous répondons comme Cambronne à Waterloo:
Le Peuple meurt, et ne se rend pas!
Le Rédacteur en chef
Jules Vallès
C’est le numéro du 18 février 1869, le quinzième seulement de ce quotidien éphémère, et le dernier. Trois mois plus tard, le 10 mai 1869, Le Réfractaire prend la suite. Le titre est vallés-ien (le livre de Vallès, « Les Réfractaires » est paru en 1866).
La manchette annonce le rédacteur en chef, qui est bien Jules Vallès, et une liste de principaux collaborateurs,
P. Denis, Charles Longuet, E. Chemalé, G. Puissant, H. Bellanger, Gaston Carle, Adolphe Robert, Émile Oudet.
Le numéro 3 ajoutera les noms de Francis Enne et Gustave Maroteau.
Ils se présentent, jolie image, comme une bande plutôt qu’un régiment:
Les collaborateurs du Réfractaire appartiennent tous à une même idée, dont ils ne peuvent même pas prononcer le nom dans ce placard.
Mais, dans leur communauté d’action, ils conservent leur indépendance entière et respectée, qui est leur consolation et leur force, la folie ou la vertu à laquelle ils ont tout sacrifié, pour laquelle ils luttent, au nom de laquelle ils protestent.
Nous sommes, si on le veut, une bande, nous ne voulons pas être un régiment. Chacun défend ses opinions, n’est responsable que de lui-même, n’engage que lui; chacun vise la poitrine ou la tête qui lui déplaît; celui-ci un plumet qui commande, celui-là un fuyard; l’un dans le drapeau, l’autre dans la peau du tambour, tous tapant dans le tas, sur l’ennemi.
Réfractaires, nous faisons le coup de plume ensemble, comme les autres font le coup de feu. L’affaire terminée, on se serre la main, restant frères d’idées, compagnons de lutte, mais toujours libres, libres envers les siens comme envers les autres.
La Rédaction
Je vous laisse estimer si l’idée dont ils ne peuvent pas prononcer le nom est « république » ou « socialisme »…
Il reste au réfractaire en chef à écrire…
Une profession de foi
Le sang de juin fumait encore. Il y avait ce jour-là séance au conseil de guerre.
Un homme entra qui avait la figure ravagée par la douleur, mais se tenait ferme et droit devant les juges à épaulettes d’or, chargés de condamner à l’agonie des bagnes et des prisons ceux qui avaient échappé à la mort pendant et après la bataille.
Il avait, assis devant lui, deux enfants, une petite fille en bonnet d’orpheline, un petit crêpe noir sur un bout de tulle blanc.
On le jugea, — les juges avaient parlé comme à la caserne et poussé le débat à coups d’éperon.
Au moment où le verdict allait être rendu, il se leva.
Les témoins étaient tous venus dire que ce chef de barricades était un homme sobre, patient, honnête. Pendant le combat même il avait, mourant de soif et de faim, réclamé des cartouches mais pas demandé un verre de vin, un morceau de pain.
Les assistants le regardaient émus.
Il parla ainsi:
« J’ai été soldat; en revenant du régiment je me suis fait ouvrier, mais je ne gagnais pas de quoi nourrir ma femme et mes enfants. Ma femme est morte. J’ai laissé les enfants à une voisine et je suis allé demander de l’ouvrage aux ateliers nationaux. Les enfants mangeaient.
« Mais un jour, le pauvre petit qui avait six ans et qui emportait tous les matins dans son panier son déjeuner pour l’école, un jour (des larmes emplirent alors les yeux de l’homme), la pauvre créature soulève le couvercle de son panier et n’y voit rien, rien.
« — Il n’y a donc rien, papa, aujourd’hui. »
« A ces mots, je tombai sur mon lit en pleurant. L’enfant vint à moi et me consolait en disant qu’il s’en passerait et qu’il étudierait bien.
« Je l’embrassai, il partit.
« Messieurs, c’était deux jours avant le 23 Juin. Le 23, j’étais aux barricades, et le cœur navré, la poitrine vide, je commandai au nom de ceux qui mouraient de faim! »
Ce fut un silence de mort, quelques femmes, des mères, osèrent sangloter et le plaindre tout haut.
Les petites filles riaient comme des anges à leur père qui osait leur montrer ses larmes.
Ils le condamnèrent à dix ans de bagne!
On lui lut la sentence devant la garde réunie, bayonnettes luisantes, fusils chargés.
— Tuez mes enfants, pour qu’ils ne souffrent pas et ne se déshonorent point, dit-il.
« Vive la république! »
Il partit pour le bagne. Je ne sais ce que sont devenus les enfants! il n’a pas voulu me le dire; quand la liberté lui vint, il vécut seul, affamé encore et plus triste que jamais.
Il est mort de douleur et de misère.
Je sais de lui des choses, j’ai lu de cet homme des lettres qui prouvent que c’était une tête d’élite et un cœur de héros.
En parcourant sur les murs et dans les feuilles, toutes ces affiches de candidats, je me suis rappelé son discours entrecoupé de larmes, et j’ai envie de le copier demain: j’ai à faire une profession de foi.
Ce n’est certes pas présenté comme la profession de foi du journal, puisque c’est de celle de Jules Vallès, « candidat des pauvres », aux élections législatives qui vont avoir lieu le 24 mai (et le 7 juin pour le second tour) et dont nous aurons l’occasion de reparler sur ce site.
N’empêche! L’importance de « Juin 1848 » pour la formation politique de Vallès et de sa « bande » y est clairement visible! Comme le montrait la publication d’extraits du témoignage de Pardigon dans Le Peuple.
Le Réfractaire dure trois jours, 10 mai, 11 mai, 12 mai 1869…
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Comme pour les autres journaux présentés dans cette série « Avant la Commune », Le Réfractaire, numérisé pour nous (et acheté par nous) par la Bibliothèque nationale de France, est en ligne intégralement sur le site archivesautonomies.org, dans la partie avant la Commune.
Livres utilisés ou cités
Vallès (Jules), Les Réfractaires, Œuvres I, Pléiade, Gallimard (1975).
Pardigon (François), Épisodes des journées de juin 1848, présenté par Alix Héricord, La Fabrique (2008).