J’ai choisi, pour raconter l’histoire des mineurs et de leurs familles qui, le 16 juin 1869, essayèrent les modernes chassepots — très efficaces, au moins treize morts et de nombreux blessés –, de laisser la parole à Fritz Robert (de la Chaux-de-Fonds), le rapporteur qui la raconta lors de la séance du 7 septembre 1869 après-midi au quatrième Congrès de l’Association internationale des travailleurs, à Bâle. J’extrais le passage consacré à La Ricamarie d’un très long rapport consacré à de nombreuses luttes ouvrières en Europe.

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[… ] Les mineurs de St-Étienne, de Rive de Giers et de Firminy avaient d’une manière calme, mais ferme, demandé aux directeurs des compagnies de réduire la journée de travail, qui était de 12 heures de rude travail souterrain, et de réviser le tarif des salaires. Leur tentative conciliatrice n’ayant pas abouti, ils se mirent en grève le 11 juin [1869]. Il était pour eux d’une importance vitale de s’adjoindre les autres ouvriers qui travaillaient encore. Pour les en empêcher, les directeurs des compagnies demandèrent et obtinrent du préfet de la Loire une forêt de bayonnettes [sic]. Le 12 juin les grévistes trouvèrent les puits gardés par des soldats. Pour s’assurer de leur zèle, les directeurs distribuèrent à chaque soldat un franc par jour. Les soldats gagnèrent leur argent en empoignant 60 mineurs désireux de converser avec ceux qui étaient dans les puits. Ces prisonniers étaient le même jour envoyés à St-Étienne sous escorte de 150 hommes du 4e de ligne. Avant le départ de ces courageux guerriers un ingénieur des mines de la maison Holzeret Dorian leur fit boire 60 bouteilles de cognac, et leur recommanda d’ouvrir l’œil sur leurs prisonniers, les mineurs étant des sauvages, des barbares, des forçats libérés.

L’eau de vie et le sermon étaient les meilleurs moyens pour préparer une collision sanglante. Une troupe de mineurs, avec leurs enfants et leurs femmes, les suivirent, les enveloppèrent du haut du puits de Moncel (quartier de la Ricamarie) au moment où ils passaient dans le défilé et les prièrent de rendre leurs prisonniers.
Les soldats, après avoir refusé, reçurent des volées de pierres ; alors, sans aucune sommation préliminaire, ils firent feu avec leurs chassepots : 15 personnes furent tuées, dont 2 femmes et 1 enfant, et un nombre considérable furent blessés. Les tortures des blessés furent horribles. Un d’eux était une pauvre enfant âgée de 12 ans, Jeanne Petit ; son nom vivra immortel dans le martyrologe du prolétariat. Deux balles l’avaient frappée par derrière, l’une se logea dans la cuisse, l’autre passa à travers le dos, brisa son bras et s’échappa par l’épaule droite. Les chassepots avaient encore fait merveille.

Cependant cette fois ci le gouvernement ne fut pas long à trouver qu’il avait commis non seulement un crime, mais une bêtise. Il n’était plus acclamé le sauveur de la société par la bourgeoisie. Tout le conseil municipal de Saint-Étienne donna sa démission en dénonçant la barbarie de la troupe et en insistant sur l’éloignement du 4e de ligne. La presse française fur saisie d’horreur. Même des journaux conservateurs, comme le Moniteur universel, ouvrirent des souscriptions pour les victimes. Le gouvernement fut obligé de faire changer de garnison le 4e de ligne.

Dans des circonstances si difficiles, il était lumineux de trouver un bouc expiatoire pour être sacrifié sur l’autel de l’indignation publique ; comme toujours on prit l’Association internationale des Travailleurs. Les prétendus émeutiers, pour être jugés, furent classés ingénieusement en 10 catégories indiquant leur respective noirceur. Les premiers inscrits, les plus noirs, étaient accusés d’être plus particulièrement suspectés d’être suspects d’avoir obéi à un mot d’ordre venu de l’étranger et donné par l’Internationale.

La preuve fut accablante : « L’interrogatoire et l’audition des témoins, dit un journal français, n’ont pas permis d’établir nettement la participation de l’Internationale. Les témoins affirment seulement la présence, en tête des bandes, d’inconnus en blouses blanches et casquettes. Mais aucun de ces inconnus n’a été arrêté et ne figure sur les bancs. » À cette question : Croyez-vous à l’intervention de l’Internationale, un témoin répond : « Je le crois, mais sans preuve ».

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Lors de la discussion qui suivit ce rapport: 

Murat signale une inexactitude dans le rapport : le 4e de ligne n’a pas été éloigné de Saint-Étienne, comme il y est dit, après la protestation et la démission des membres du Conseil municipal. Bien plus, le capitaine Gausserand, qui commandait la troupe au massacre de la Ricamarie, a été décoré au 15 août.

La presse expliqua que les soldats avaient été attaqués et se sont défendus — légitime défense! Le journal L’Éclaireur de Saint-Étienne, se livra à une contre-enquête et démontra que des pierres et même des balles n’auraient pu perforer les baïonnettes comme Gausserand disait qu’elles l’avaient été. Soixante-douze prévenus furent jugés en août et pour la plupart condamnés. 

Ils furent amnistiés le 15 août (centenaire de la naissance de Napoléon!) en même temps que Gausserand était décoré.

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Quinze morts. D’autres sources parlent de quatorze morts, ou même de treize. Les noms des personnes décédées le 16 juin à 3 heures du soir sur le territoire du Brûlé, commune de La Ricamarie et qui figurent comme tels dans le registre des décès de l’état civil de La Ricamarie sont

  • Revol Barthélemy, ouvrier aux mines, 38 ans
  • Balieu Marguerite, ménagère, 35 ans
  • Clémençon Claude, ouvrier aux mines, 27 ans
  • Paulet Antoine, ferblantier, 27 ans
  • Basson Marguerite, un an, cinq mois et onze jours
  • Goudon Antoine, ouvrier aux mines, 38 ans
  • Chatagnon Simon, ouvrier aux mines, 27 ans
  • Rival Rose, ménagère, 49 ans
  • Françon Joseph, ouvrier [illisible], 18 ans
  • Fanget Jacques, ouvrier aux mines, 25 ans
  • Viler Pierre, ouvrier aux mines, 21 ans
  • Soulas Claude, ouvrier aux mines, 19 ans

Il faut certainement leur ajouter

  • Guineton Michel, ouvrier aux mines, 37 ans

qui est mort chez lui le lendemain à 7 heures du soir. Il n’y a que treize noms. Dont ceux de deux femmes et d’un bébé.

Écrire les noms des victimes est nécessaire.

Peut-on faire plus?

Voici une autre information que nous livre l’état civil et qui n’est pas sans signification: deux « témoins » viennent déclarer chacun des décès; dans ce cas, certains viennent plusieurs fois. Vingt hommes sont venus à la mairie. Parmi eux, il y avait onze mineurs. Dont neuf ne savaient pas signer. À quoi bon enseigner à lire et à écrire à des mineurs?

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On lira le paragraphe suivant du rapport de Fritz Robert, dans le prochain article, sur une autre grève

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J’ai consulté le registre d’état civil en ligne aux archives départementales de la Loire.

Merci encore une fois à Yves C. pour son aide.

Je n’ai trouvé aucune illustration d’époque. C’est pourquoi j’ai utilisé cette image, qui représente le dernier cri du chassepot (à l’époque), celui de 1866. Et, une fois n’est pas coutume, je l’ai copiée sur une page wikipedia. De sorte que je ne connais pas la source de cette image.

Livre et article utilisés

Association internationale des Travailleurs, Compte rendu du IVe congrès international, tenu à Bâle en septembre 1869, Bruxelles, Imprimerie de Désiré Brismée (1869).

Chambon (Pascal), Grève et répression: 16 juin 1869, Le Brûlé, in Benoît Malon, le mouvement ouvrier, le mouvement républicain à la fin du second empire, Cordillot (Michel) et Latta (Claude), éd., Jacques André (2010).