7 septembre 1869
À Bâle, le rapport de Fritz Robert au Congrès de l’Association internationale des travailleurs, que nous avons interrompu à la fin de sa partie consacrée à La Ricamarie, se poursuivait ainsi:
Peu après le massacre de La Ricamarie, la danse des révoltes économiques était ouverte à Lyon par les ovalistes, la plupart des femmes. Elles s’adressèrent à l’Internationale, qui principalement par ses membres de France et de Suisse, les aidèrent [aida?] à supporter la lutte. En dépit des tentatives d’intimidation faites par la police, les ouvriers proclamèrent publiquement leur adhésion à l’Internationale, et y entrèrent formellement en envoyant au Conseil général leur cotisation.
À Lyon comme auparavant à Rouen, les femmes jouèrent un noble et puissant rôle dans le mouvement.
La grande geste du mouvement ouvrier français comptera la grève des ovalistes comme l’entrée des femmes dans le mouvement…
(de sorte qu’il est exclu d’évoquer un « avant la Commune » sans en parler)
… avec quelques contradictions, que je regarderai, d’ici et de maintenant, avec humour.
Pour commencer, la section de l’Association internationale des travailleurs constituée par les ovalistes de Lyon était représentée au Congrès de Bâle par… Bakounine.
Pourtant…
10 août 1869
À Londres, au Conseil général de l’Internationale, Marx avait proposé et obtenu que tous pouvoirs soient donnés à Philomène Rozan pour organiser la corporation et qu’elle reçoive un mandat spécial pour le Congrès de Bâle.
Philomène Rozen?
Une femme?
Benoît Malon pense que ce serait l’occasion d’un débat solennel sur l’égalité de la femme. Et que ce serait l’occasion de battre les proudhoniens. Mais n’y voir que cette motivation serait sans doute exagéré.
Ni Philomène ni proudhoniens. Troisième larron, Bakounine prit la place.
Ovalistes?
Les ovalistes sont des femmes: on dit ouvrier-moulinier, au masculin, ovaliste, au féminin.
Ce qu’elles font? Elles travaillent sur un moulin qui transforme de la soie « grège » en un fil de soie tissable. La partie centrale du moulin est un ovale, comme on le voit sur la planche ci-dessus. La plupart des ouvriers sont des ouvrières. Les patrons les préfèrent: elles sont douces, polies, obéissantes. Et on ne les paie que 1,40 frcs par jour — jour ici veut dire de 5 heures du matin à 7 h du soir. Elles viennent des départements ruraux proches de Lyon, ou même du Piémont. Elles ont presque toutes entre 17 et 29 ans. Beaucoup vivent — ou en tout cas habitent — dans l’atelier où elles travaillent, elles dorment dans des dortoirs, elles y mangent aussi parfois — l’expression « soupe d’ovaliste » est devenue synonyme de misère dans la langue populaire.
Philomène Rozen, dont on ne sait rien — Philomène ou Rosalie? — Rozen ou Rozan? — âge? — lieu de naissance? — sauf son adresse, mais c’est celle de l’atelier, Philomène Rozen (je choisis ce prénom et ce nom pour la rime) a présidé la grève des ovalistes.
21 juin 1869
Elle est l’une des deux cent cinquante ouvrières de dix ateliers qui ont signé la lettre que voici:
Lyon, le 21 juin 1869,
À Monsieur le Sénateur Préfet du Département du Rhône
Monsieur le Sénateur,
Les Dames et Demoiselles ouvrières ovalistes désignées ci-dessous,
Ont l’honneur de vous exposer qu’elles ne gagnent que 1 f 40 c par jour. Voilà longtemps qu’elles souffrent n’ayant qu’une aussi minime journée il serait temps d’y mettre un terme et de leur faire accorder une petite augmentation vu qu’on les fait travailler depuis cinq heures du matin à sept heures du soir, ce qui est très pénible pour une femme.
À cet effet elles viennent solliciter des bontés de
Monsieur le Sénateur
d’avoir la bienveillance de leur faire accorder une augmentation en fixant la journée de chaque ouvrière à deux francs et une heure de travail en moins autrement toutes les dénommées ci-dessous se verraient forcées de cesser leur travail à leur grand regret vu qu’il leur est impossible de pouvoir vivre et s’entretenir en gagnant aussi peu il y en a au moins la moitié qui n’ont pas de santé et sont souvent malades par rapport à la nourriture grossière qu’elles sont obligées de manger afin de pouvoir se suffire avec le peu qu’elles gagnent.
Elles ont toutes recours à vous.
Monsieur le Sénateur
pour que vous ayez la bienveillance de leur accorder votre appui et votre autorité pour leur faire avoir l’augmentation qu’elles demandent.
De ce bienfait elles vous en auront une éternelle reconnaissance et elles sont,Avec le plus profond respect
Vos très humbles et dévouées
Servantes et administrées
25 juin 1869
À la pause de 9 heures, les ouvrières des ateliers des Brotteaux quittent leur travail. Elles passent chercher leurs collègues dans d’autres ateliers. Elles ont invité leurs patrons à venir discuter à 3 heures à la Rotonde.
C’est un écrivain public qui prend la parole en leur nom. Les patrons ne répondent pas. C’est la grève.
Dans la rue. Visible. Bruyante.
Et qui s’étend d’atelier en atelier.
26 juin 1869
La nouvelle pétition est moins misérabiliste, plus révoltée. Plus dans l’ordre aussi. Voyez les revendications:
La demande des dits ouvriers et ouvrières est celle-ci:
1° durée de la journée de travail: dix heures
2° le prix pour la journée pour les hommes à 3 francs au lieu de 2 francs
3° le prix de la journée pour les femmes à 2 francs au lieu de 1 franc 40.
Elle se termine par deux listes de signataires, une quarantaine d’ouvriers signent leurs noms, sept femmes seulement, commençant par « la présidente Rosalie Rozen, illettrée », toutes rapportées, de la même écriture, avec la mention « illettrée ».
C’est la mixité.
Plus positivement, il semble que les ouvriers lyonnais (hommes) signent plus facilement leurs noms que les mineurs de La Ricamarie…
La grève se poursuit, tant bien que mal, plus difficile pour les ouvrières qui couchent à l’atelier. Les grévistes sont dans la rue… avec leurs bagages. Déjà, l’espace urbain est masculin. Voyez ce qu’écrit Le Salut public le 1er juillet:
Cette grève a un côté particulièrement regrettable. Un grand nombre de jeunes filles logeaient chez leur patron et étaient ainsi préservées des occasions de dissipation et de désordre. Depuis la levée de boucliers — ou de chignons — de l’insurrection gréviste, ces demoiselles mises en liberté ont accepté l’hospitalité chez leurs camarades.
Le pire est en effet à craindre!
Et la solidarité? Eh bien, c’est peut-être aussi une affaire d’hommes:
Messieurs,
La nécessité nous obligeant à demander à nos patrons des améliorations devenues indispensables, nous nous sommes adressés à eux, espérant arriver parla voie de la conciliation. Ils sont restés sourds à nos justes réclamations et nous avons été forcés d’avoir recours à la grève. Elle a commencé le vendredi 25 juin avec un ensemble parfait; seulement nous avons parmi nous des pères et des mères de famille et des jeunes filles dans le besoin; nous nous adressons donc à vous pour que, s’il est possible, vous nous veniez en aide par des cotisations volontaires. Aidez-nous et vous prouverez une fois de plus que les sentiments généreux ne sont pas éteints dans la classe ouvrière. Agréez nos salutations amicales; pour la commission, le secrétaire,
Constant Battier
Veuillez adresser vos cotisations chez Balmont, 1 rue Cuvier; bureau de la commission.
Le bureau qui reçoit les secours comporte huit personnes dont une femme, Rosalie Rozen. Et il reçoit, en effet, des secours, comme nous l’a dit Fritz Robert au début de cet article. Secours grâce auxquels la grève peut continuer.
11 juillet 1869
C’est au cours d’une assemblée générale, le dimanche 11 juillet à trois heures du soir et à la Rotonde que les ovalistes — et, ne les oublions pas, les ouvriers-mouliniers — adhèrent à l’Association internationale des travailleurs.
Le conflit piétine. Beaucoup ont repris, reprennent, vont reprendre le travail.
29 juillet 1869
La grève est déclarée close.
Elles ont gagné deux heures de travail quotidien en moins, rien sur le salaire.
*
Outre le compte rendu du Congrès de Bâle, j’ai utilisé le livre de Claire Auzias et Annik Houel (de 1982), dans une édition nouvelle dont la photographie de couverture montre un espace urbain bien masculin (la seule femme visible rentre chez elle).
À défaut de pouvoir montrer une ouvrière devant son moulin, ou même une ovaliste dans la rue, j’ai copié une belle image technique de la machine (au dix-huitième siècle, c’est une planche de l’Encyclopédie, de Diderot et d’Alembert) sur le portail ATIFL, et plus précisément là.
Livres utilisés
Association internationale des Travailleurs, Compte rendu du IVe congrès international, tenu à Bâle en septembre 1869, Bruxelles, Imprimerie de Désiré Brismée (1869).
Auzias (Claire) et Houel (Annik), La grève des ovalistes : Lyon, juin-juillet 1869; préface de Michelle Perrot, Atelier de création libertaire, Lyon (2016).