Le 24 mai 1886, Édouard Pesch publie dans le quotidien Le Gaulois un article intitulé « Victor Hugo devant l’Internationale » — plus précisément consacré au roman « Les Misérables » (pour Victor Hugo) et à Eugène Varlin (pour l’Internationale). Cet article est repris le lendemain par Le Cri du peuplePrès de cinquante ans plus tard, le 24 février 1934, Lucien Descaves y fait allusion dans un article des Nouvelles littéraires puis de façon encore plus romancée dans une collective « Histoire des révolutions ». Je ne sais pas si cet article a été republié depuis.

Apparemment, Édouard Pesch et Eugène Varlin avaient parlé de Victor Hugo après une réunion de l’Association internationale des travailleurs en 1867. Entre la rue des Gravilliers — où les « internationaux » se réunissaient — et la rue Dauphine — où Varlin habitait.  

Presque vingt ans après, le souvenir est bien sûr reconstitué, récrit. Quand même, le voici. Ce que je considère comme du « pur » Varlin, c’est le calcul des quatre-vingts francs par mois et par ouvrier. C’est net et précis comme la défense collective qu’il prononcera au cours du deuxième procès de l’Internationale, le 22 mai 1868 — « et pourtant, cet homme a produit quatre fois plus qu’il n’a consommé ».

La réunion dont sortaient Pesch et Varlin avait porté sur le travail des femmes. Cet article peut ainsi être considéré comme un complément du précédent.

Victor Hugo devant l’Internationale

L’internationale avait ses bureaux dans une arrière-maison, rue des Gravilliers, 44. Deux vilaines chambres, au premier. Pour meubles, deux petites tables, trois chaises, deux bancs d’auberge. Loyer: 250 fr.

Un soir de septembre 1867, on discutait sur le travail des femmes. Fribourg présidait. Il y avait une trentaine de membres.

En sortant, Varlin, le futur délégué aux finances de la Commune, me dit:

— Quels bavards! Ils ne comprendront jamais le socialisme.

— Mais, hasardai-je, s’ils avaient lu les Misérables

Varlin tordit ses énormes lèvres d’un air inspiré:

— Oui, et s’ils le prenaient ensuite absolument à rebours, ils seraient socialistes. Car M. Hugo est le plus bourgeois des bourgeois. Tout son socialisme tient dans ce chapitre où Jean Valjean arrive au village de X… [Montreuil-sur-Mer] pour y fonder une fabrique de verroterie. Une victime de la société s’apprête à prendre sur celle-ci une « noble » revanche. Après avoir nourri, avec moins de 400 fr. par an une famille; après avoir — de pélican devenu vautour — cassé un carreau pour voler un petit pain, et encouru le bagne par décision du jury (!), ce « misérable » vient faire travailler trois cents ouvriers à son profit, lui qui n’a ni argent, ni livret, ni nom!

Le capital peut excuser l’exploitation, en l’absence de la coopération; l’idée est un capital, une propriété, un apport. Jean Valjean n’a pas ce capital; le voleur des chandeliers et des quarante sous exploite l’idée d’autrui!

À la barbe d’honnêtes inventeurs, il crée un établissement colossal: je ne demande même pas qui a soldé les frais de première installation, une centaine de mille francs. Mais de quel droit ce forçat sort-il de son abjection en s’élevant un piédestal de trois cents fronts courbés sur un travail ingrat? Rachète-t-il son indignité par un dévouement sans bornes à ses ouvriers, ses enfants, sa famille? Voyons.

Fantine arrive. Elle a laissé son enfant chez les Thénardier. On l’embauche à la fabrique. Elle cache avec soin son état de fille-mère — car dans la fabrique idéale de M. Hugo, c’est là un crime entraînant le renvoi.

Mais la vestale préposée à la surveillance des ouvrières apprend le secret: Fantine est renvoyée sur-le-champ. Pour vivre et payer la pension de son enfant, elle vend ses cheveux, puis une dent [et même deux] sur la voie publique, puis elle se prostitue.

Ainsi, dans un phalanstère modèle et sous l’œil d’un patron selon le cœur du socialiste Hugo, il ne saurait y avoir de pardon pour… une victime de la bourgeoisie! Son héros règne sur un village restreint où se commettent toutes les iniquités accumulées dont souffre la classe ouvrière, et il en est le premier citoyen, il va en devenir le maire, proposé pour la croix d’honneur!

Il prélève six cent mille francs en deux ans sur trois cents ouvriers, c’est-à-dire quatre-vingts francs par mois sur chacun, sans même mériter cette part du lion par la surveillance la plus élémentaire du sort de ses subordonnés. Comment! nul registre d’entrée et de sortie; nul contrôle des renvois, ici peine de mort, de l’aveu de Victor Hugo; nulle surveillance de la voie publique, où l’on achète les dents « sur pied »!

Et que devient la charité secrète de M. Madeleine, si peu notoire que Fantine ne songe même pas à l’invoquer, et qui ne va pas non plus au-devant de sa misère, qui la laisse au contraire vendre ses cheveux, ses dents, son honneur!

N’est-ce pas maintenant que cet homme est vraiment digne du bagne? Non, c’est à partir de ce moment que M. Hugo pose l’auréole du martyr sur le front de cet infâme coquin.

M. Madeleine va redevenir Jean Valjean, quitter son établissement, se constituer prisonnier. Cependant, il met ordre à ses affaires, il a des « économies ». Que va-t-il faire [de] ses six cent mille francs?

Il les enverra au banquier Laffitte.

Mais le village, la fabrique, les ouvriers et leurs familles?

Le village tombera en ruines; les ouvriers — l’auteur les a oubliés. Ainsi sans M. Madeleine, plus d’oasis possible, d’après M. Hugo; tout s’écroule dès que cet homme sans « capital » et sans « idée » se retire. Et l’ « idée » ne lui vient pas d’assembler ce monde et de lui dire:

« C’était une expérience. Voilà votre bien, la recette, le bénéfice de deux ans: six cent mille francs. Continuez sans moi; que tous restent en place: on ne s’apercevra de mon départ que par le doublement des salaires. »

Non, après une nuit d’angoisse où, pour sauver le forçat évadé et son sac d’écus, on fait commettre un mensonge stupide à une religieuse — contre-partie de celui de saint Pierre — M. Madeleine ne peut tranquilliser sa conscience qu’en envoyant le magot à Laffitte. Que deviendra cet argent?

C’est Cosette, ce lis des champs, qui l’aura. Et elle le partagera avec Marius, le bohème lâche et fainéant. Il est vrai que ce dernier est de « bonne famille » et que son oncle lui a supprimé sa pension mensuelle de 500 francs; il se meurt de misère, les poulets rôtis ne lui tombant plus des nues: vite à son secours! à lui le demi-million et la jolie Cosette, et tous deux se mettront dans du coton avec… cette laine tondue sur les brebis de la fabrique abandonnée!…

Et toute la clientèle des volumes à 7 fr. 50 de M. Hugo de s’écrier: « Quel hardi socialiste! » Et le cœur gonflé de gloire, le portefeuille plein de billets de banque, Hugo-Madeleine, fuyant l’usine Verboeckhoven en ruine, briguera à son retour les suffrages des ouvriers, en récompense de ses efforts en leur faveur.

Et tous l’acclameront: pauvres ignorants!

……………………………

Nous étions arrivés devant le n°33 de la rue Dauphine, où demeurait Varlin. Il était très animé, sa grande taille élevée et sa barbe rousse lui donnaient, à mes yeux, un air d’apôtre. Je n’oublierai jamais cet entretien.

ÉDOUARD PESCH

*

La « photographie de Fantine » (Berthe Bady  (1872-1921)) vient de Gallica, là.

L’article de Pesch est aussi sur Gallica, dans le Gaulois.

Livres utilisés

Mandin (Louis), Duret (J.), Perreux (Gabriel), Crémieux (Albert), Descaves (Lucien), Serge (Victor), Rossi (A.), Lauret (René), Cassou (Jean), Histoire des révolutions, de Cromwell à Franco, Gallimard (1938).

Hugo (Victor)Les Misérables, Bouquins (1995).

Procès de l’Association internationale des travailleurs, Le Chevalier (1868).