Dans ce que l’on a appelé la « libéralisation » du second empire, il y eut deux grandes étapes,

  •  la loi sur la coalition, le 25 mai 1864, qui autorisait les grèves, sauf que les associations et les réunions étaient interdites — on voit mal des ouvriers se mettre en grève sans au moins s’être réunis auparavant…
  •  la loi sur les réunions publiques, le 6 juin 1868, qui autorisa ces réunions, à condition qu’elles fussent… autorisées, justement, et se déroulassent en présence d’un commissaire de police, qui pouvait, à tout moment, suspendre la réunion.

(Le texte de la loi est là, cliquer! je l’ai extrait d’un livre cité ci-dessous.)

Cette loi sur les réunions publiques n’est pas tombée du ciel, ni même du trône de l’empereur, mais elle a été obtenue, en particulier, à la demande des commissions ouvrières, dont c’était une des revendications.

Une autorisation  très contrôlée.

Des réunions en grand nombre se tinrent immédiatement, les premières dès le 18 juin 1868. On a estimé à plus d’un millier le nombre de réunions qui se tinrent à Paris entre les printemps 1869 (campagne des élections législatives des 24 mai et 7 juin) et 1870 (plébiscite impérial du 8 mai). Le journal La Marseillaise, qui commence à paraître le 18 décembre 1869, consacre quotidiennement une rubrique à annoncer ces réunions publiques.

Ce mouvement massif de participation à ces discussions est, clairement, « aux sources de la Commune ». Il est inutile de tenter d’en faire, dans un seul article, une histoire exhaustive.

Un article d’Eugène Chemalé nous a déjà donné une idée de l’ambiance de ces réunions.

Pour compléter… Quelques éléments d’abord, issus des Souvenirs de Lefrançais:

Chacune de ces réunions a sa physionomie propre.

Au Pré-aux-Clercs [85 rue du Bac], c’est surtout sur la famille que roulent les discussions: le mariage, l’hérédité, les droits réciproques du père et de l’enfant, en font les frais. L’auditoire est généralement composé d’étudiants, de gens de lettres, de professeurs et même d’artistes. Très peu d’ouvriers et encore ne sont-ils pas du quartier.

Aux Folies-Belleville [un bal, 10 rue de Paris = 10 rue de Belleville aujourd’hui], l’élément ouvrier domine, au contraire. On controverse entre écoles socialistes. L’auditoire est très impressionnable, facile à émouvoir et pourtant très attentif. Rien d’intéressant pour l’orateur comme de voir cet océan de têtes reflétant les sentiments qui l’agitent lui-même…

À Ménilmontant, à Charonne, à Montmartre, les discussions sont plus variées, mais ne semblent pas résulter d’un plan arrêté d’avance. C’est aussi de travailleurs que se compose surtout l’auditoire.

[…]

La salle Molière, rue Saint-Martin, est surtout fréquentée par les fabricants et les petits commerçants du quartier. On y débat toutes les questions se rapportant au crédit, aux finances publiques, aux douanes.

Au Vieux Chêne, rue Mouffetard [69 rue Mouffetard], on traite, comme au Pré-aux-Clercs, les questions de morale et surtout d’éducation. On s’y occupe aussi beaucoup des jésuites.

Et puis voici un compte rendu… d’origine judiciaire. Qui anticipe sur la publication que nous nous apprêtons à faire de tous les numéros du quotidien La Marseillaise. Il est paru dans le numéro daté du 3 janvier 1870 de ce journal, dans la rubrique « Tribunaux ». Ah! le délicieux mélange du délicat style juridique et de la délictueuse violence verbale de Lissagaray! Les limites de la loi y sont bien éclaircies. Attention! Si les propos attribués à Lissagaray semblent « bizarres », c’est qu’ils ont été transcrits n’importe comment, comme il s’en est plaint dans une lettre à La Marseillaise

TRIBUNAUX

Nous publions in extenso les jugements suivants. De pareils… arrêts se passent assurément de commentaires.

G.PUISSANT

COUR IMPÉRIALE DE PARIS

(Ch. des appels correc.)

Audiences des 30 et 31 décembre 1869

RÉUNION PUBLIQUE. — DISSOLUTION. — REFUS DE SE SÉPARER.

La cour (chambre des appels de police correctionnelle), était saisie hier de l’appel interjeté par MM. Lissagaray, Floquet, Mathorel et Amouroux, d’un jugement rendu par la septième chambre du Tribunal de la Seine, qui les a condamnés: Amouroux à un mois de prison et 800 francs d’amende; Lissagaray à vingt jours de prison et 500 francs d’amende; Floquet et Mathorel à quinze jours de prison et 500 francs d’amende; pour contravention à la loi sur les réunions publiques. M. l’avocat général a, de son côté, interjeté appel a minima.

MM. Amouroux, Floquet, Mathorel et Lissagaray ont personnellement présenté leur défense.

La cour, après avoir mis l’appel en délibéré, a prononcé l’arrêt suivant:

« La cour,

« Statuant sur les appels interjetés par M. le procureur général et par les prévenus Amouroux, Lissagaray, Floquet et Mathorel, ensemble sur les conclusions prises devant la cour;

« Vidant son délibéré,

« En fait,

« Considérant que le 10 novembre 1869 une réunion publique électorale [il s’agit donc de l’élection partielle du 22 novembre, qui verra l’élection de Rochefort] a été ouverte à Paris, rue Saint-Martin, 159, dans la salle Molière, à huit heures du soir, que le bureau a été composé d’Amouroux, président, de Floquet, de Lissagaray et de Mathorel, assesseurs, et que le sieur Amouroux a annoncé

que le bureau ferait son devoir quand même.

« Considérant qu’il est constaté par le procès-verbal dressé par le commissaire de police Jacob, délégué de l’administration, en conformité de l’art. 5 de la loi du 6 juin 1868;

« Qu’après deux avertissements donnés à la suite de discours proférés par divers orateurs, le prévenu Lissagaray a pris la parole et qu’il a dit notamment:

Quelle est la portée de votre vote? Lorsqu’en mai la troisième [première, plutôt] circonscription dut porter son bulletin dans l’urne, elle avait une situation exceptionnelle. Il ne s’agit plus de voter pour un député, il s’agissait de savoir si l’empire était compatible avec la liberté. Quand on connut le vote, il y eut un tressaillement en province. On comprit que le peuple de Paris tenait le sceptre, qu’il ne s’agitait plus aux Tuileries.

Le temps a marché depuis lors. Quelle est la situation actuelle? Ce n’est plus un acte de revendication, c’est un acte de fondation de gouvernement que vous avez à faire. La France regarde Paris: Elle a les yeux sur son but. Paris veut-il symboliser l’esprit nouveau ou se traîner dans l’ornière du parlementarisme.

Un homme a inscrit sur sa personne ce que nous ne pouvons dire ici sans subir l’humiliant avertissement d’un commissaire de police. Avec lui, l’idée démocratique, plus rapide que l’aigle, ira s’asseoir sur le trône.

« Et qu’en ce moment, un troisième avertissement fut porté sur le bureau;

« Qu’après ce troisième avertissement donné au bureau, Lissagaray continua en ces termes:

Je vais vous dire ce qui se passera. Le 22 de ce mois, à chaque bureau électoral, on comptera les bulletins qui porteront le nom de notre cher exilé [Rochefort]; et quand on saura le nombre, un homme partira pour Compiègne où on attendra anxieux [le château de Compiègne était un possible refuge pour Napoléon III]; et quand on saura que vingt mille voix sont allées à Ledru-Rollin [c’est dix-huit mille voix, que Rochefort obtint], ou je connais mal les hommes, ou vous devez comprendre… La pâleur couvrira certain front; la sueur envahira le visage, et peut-être comme devant l’ombre de Banco… on en mourra! [allusion à Macbeth de Shakespeare]

« Considérant qu’en présence de ces attaques violentes et délictueuses, la dissolution de la réunion a été prononcée, et que le commissaire s’étant couvert [il met son chapeau pour partir puisque c’est fini] le prévenu Amouroux a dit alors:

Qu’il rappelait le commissaire de police au respect de l’assemblée,

et que, [le commissaire] s’étant retiré, le même prévenu a ajouté:

Le commissaire de police se retire, tant mieux, nous serons plus calmes.

« Considérant qu’après la dissolution ainsi prononcée, le bureau composé des sieurs Amouroux, Floquet, Mathorel, est demeuré à sa place, que la parole a été maintenue à Lissagaray, lequel a continué son discours, et que la réunion ne s’est séparée qu’à dix heures quarante-cinq minutes;

« Et qu’ainsi les quatre prévenus, au lieu de se conformer aux injonctions et aux avertissements du délégué de l’administration, les ont obstinément et volontairement bravés;

« En droit,

« Considérant que l’art. 6 de la loi du 6 juin 1868 forme une disposition spéciale, ajoutant deux cas de dissolution à ceux que consacrait la législation antérieure, et que, loin d’être restrictif, il étend, au contraire, la loi pénale, tout en réservant et maintenant le droit commun;

« Que dans la discussion de la loi précitée, il a été complètement reconnu par un des orateurs et par le rapporteur:

Que s’il y avait un délit, il y aurait une garantie, car le délit est un fait prohibé par la loi,

et que, si la loi est violée, il faut, il est indispensable, que l’administration conserve ses droits, que l’application du droit commun a donc été formellement maintenue, et qu’il serait donc contraire à l’esprit de la loi, tel qu’il résulte de sa discussion même, d’admettre que le délégué de l’autorité qui peut avertir et dissoudre la réunion, lorsqu’on discute une question étrangère à son objet, ne le pourrait plus faire, lorsqu’on commet un délit dans la discussion; que ce serait faire des réunions publiques une arène privilégiée pour les délits de la parole, délits d’autant plus dangereux qu’ils seraient commis dans des assemblées nombreuses et faciles à exciter.

« Sur l’immunité que l’on prétend tirer de cette circonstance que la réunion de la salle Molière était une réunion électorale.

« Considérant que si la loi du 6 juin 1868, titre II, a eu pour but d’appeler dans les réunions publiques électorales, les citoyens de chaque circonscription à se réunir librement pour y discuter et apprécier les opinions et les titres des candidats, elle a voulu aussi par des dispositions spéciales, prévenir les abus possibles de ces réunions;

« Considérant que les réunions électorales sont prévues et régies par le titre II de la loi précitée, dont le dernier paragraphe de l’art. 8 dit expressément:

Que les articles 2, 3, 4, 5 et 6, leur sont applicables.

« Qu’en dehors des délits qui seraient personnels à l’orateur même, une responsabilité toute spéciale incombe aux divers membres du bureau;

« Considérant que le président et les assesseurs sont chargés, aux termes de l’art. 4, de maintenir l’ordre dans l’assemblée, d’empêcher toute infraction aux lois, et de ne tolérer la discussion d’aucune question étrangère à l’objet de la réunion;

« Considérant d’ailleurs que si les réunions électorales jouissent de droits étendus, on ne saurait admettre qu’elles soient un champ ouvert sans limite à l’injure, à la diffamation, à l’attaque de la loi, de la Constitution, expression de la volonté nationale qui ne peut être discutée;

« Que si le législateur de 1868 a donné une place au délégué de l’autorité, dans les réunions publiques, elle lui a impérieusement imposé le devoir d’en prononcer la dissolution, aux termes du droit commun, lorsque la discussion prend un caractère délictueux

« Considérant que le bureau ne doit pas être juge de la légalité de la dissolution de la réunion, et qu’à ce moment le droit d’appréciation n’appartient qu’au délégué de l’autorité;

« Quant à la constatation et à la qualification des faits:

« Adoptant les motifs des premiers juges, en ce qu’ils n’ont rien de contraire aux considérations qui précèdent;

« Mais considérant qu’il n’a pas été fait une juste et suffisante répartition des peines prononcées,

« En ce qui concerne Amouroux, élève à un mois d’emprisonnement la peine prononcée contre lui, dit que ladite peine ne se confondra pas avec celle prononcée en un précédent jugement, maintient l’amende de 800 fr.;

« En ce qui concerne Lissagaray, élève à deux mois la peine d’emprisonnement, et à 1,000 francs l’amende; 

« En ce qui concerne Floquet et Mathorel admettant des circonstances atténuantes, les décharge de la peine d’emprisonnement, élève toute fois l’amende à 800 fr. pour chacun d’entre eux, etc.

RÉUNION PUBLIQUE TENUE SANS DÉCLARATION PRÉALABLE, ET APRÈS LE CINQUIÈME JOUR PRÉCÉDANT L’OUVERTURE DU SCRUTIN. — CRIS SÉDITIEUX

Aujourd’hui étaient cités devant le Tribunal de la 6e chambre, présidé par M. Brunet, MM. Charles Ferdinand Gambon, sans profession connue; Maurice Garreau, serrurier; Marie-Amédée Gromier, journaliste; Lebrejeat, dit Lebrejat-Giraud, tenant un bal public, et Félix Pyat, homme de lettres.

Ils étaient prévenus:

  1. Gambon, Garreau et Gromier, d’avoir le 18 novembre 1869, à Paris, été membres du bureau d’une réunion publique électorale tenue ledit jour rue des Haies, 75-77, sans que la déclaration prescrite par l’art. 2 de la loi du 6 juin 1868 ait été faite, et en outre après le cinquième jour précédant celui fixé pour l’ouverture du scrutin [qui, si je compte bien, était le 17 novembre].
  2. Lebrejeat, d’avoir loué le local ayant servi à ladite réunion, tenue sans autorisation préalable;
  3. Félix Pyat, d’avoir, le même jour, au même lieu, publiquement proféré des cris séditieux.

Délits prévus par les art. 2, 8, 9, §2 et 3 de la loi du 6 juin 1868, et 8 de la loi du 35 [sic] mars 1822.

Un seul des prévenus, M. Lebrejeat, s’est présenté devant le Tribunal.

M. Gambon n’ayant pas été touché par la citation, la disjonction a été prononcée à son égard.

Défaut a été donné contre MM. Garreau, Gromier et Félix Pyat.

Interrogé par M. le président, Lebrejeat répond que, dans son opinion, la réunion devait être une réunion privée.

Le tribunal, après en avoir délibéré dans la chambre du conseil, a rendu son jugement constatant que la réunion était en réalité une réunion publique; que les cartes étaient livrées en blanc au premier venu; qu’une grande quantité de personnes réunies dans la cour avaient pu assister à la réunion; que cette réunion était tenue moins de cinq jours avant le scrutin d’élection; enfin que Félix Pyat a proféré des cris séditieux, appliquant les art. 2, 8 et 9 de la loi de 1868; 8 de la loi de 1822; a condamné Garreau et Gromier chacun à un mois de prison et 200 fr. d’amende; Félix Pyat à trois mois de prison et 200 fr. d’amende; Lebrejeat à six jours de prison et 100 fr; d’amende.

L’empire pourra maintenant juger la note d’étrennes! [note de G.Puissant]

*

L’image de couverture vient du Monde illustré où elle a été publiée le 13 mai 1869, via Gallica, là.

Livres utilisés

Rousselle (André)Le droit de réunion et la loi du 6 juin 1868 — préface de Jules SimonDegorce-Cadot (1870).

Vitu (Auguste)Les réunions publiques à Paris, 1868-1869, Dentu (1869).

Cordillot (Michel), Eugène Varlin — internationaliste et communard, Spartacus (2016).

Dalotel (Alain), Faure (Alain), Freiermuth (Jean-Claude), Aux origines de la Commune — Le mouvement des réunions publiques à Paris 1868-1870, François Maspero (1980).

Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).