152. Jeudi 21 juillet 1870

Le premier numéro de la Marseillaise a été saisi hier, à six heures du matin, dans nos bureaux.

En présence d’un pareil fait, — il ne nous reste plus qu’une mesure à prendre: — Nous allons cesser pour quelque temps de publier un seul mot de discussion politique.

Nous donnerons sans commentaire les nouvelles officielles, le corps législatif, les tribunaux, le procès de Blois, les théâtres et des extraits des feuilles publiques.

J’arrête là, même si c’est signé d’Arnould: ça se présente très mal!

En effet, la une du journal est remplie d’extraits d’autres journaux… certifiés conformes par le nouveau gérant, qui s’appelle Beurdeley — Barberet a été incarcéré à Sainte-Pélagie, pour quatre mois, le 14 juin, il y est donc toujours. Le reste est surtout composé de comptes rendus analytiques.

Il nous reste le mouvement social et les communications ouvrières — l’une signée d’un des condamnés de l’Internationale, Ansel, une autre de Louise Michel. Je garde, pour ceux qui aiment les listes, le point que fait Augustin Verdure sur les grèves.

MOUVEMENT SOCIAL

Grèves et Associations

Depuis cinq ou six années, le mouvement social a pris en Europe de tels développements et acquis une telle importance que déjà non-seulement il s’impose partout à l’attention publique, mais encore qu’il est de force à surmonter tous les obstacles, à braver tous les coups d’État, toutes les persécutions.

La Marseillaise et l’Association internationale des travailleurs étaient dans ces derniers temps les principaux et les plus actifs agents de la propagande socialiste; on a suspendu la Marseillaise, on a condamné et dissous l’Internationale, et pourtant le mouvement social ne se ralentit pas; au contraire, à l’heure qu’il est, il marche avec plus de célérité et plus d’ensemble que jamais.

Les grèves qui, pendant quelque temps, avaient considérablement diminué, ont éclaté de nouveau et sur tous les points avec une intensité extraordinaire.

Depuis la condamnation de la Marseillaise, c’est-à-dire depuis deux mois, nous avons eu en France:

Les grèves des ouvriers:

Cordiers de Givors;

Chaisiers de Saint-Martin-la-Plaine;

Mégissiers d’Annonay;

Tisseurs de Bolbec;

Fileurs de Malmerspach;

Chapeliers-Fouleurs d’Alby [Albi?];

Cordonniers de Boulogne-sur-Mer;

Métallurgistes de Rive-de-Gier;

Teinturiers et affineurs de Bédarieux;

De tous les corps d’état de Voiron;

Blanchisseurs de Pfastadt;

Veloutiers de Logelbach;

Menuisiers d’Aix;

Du chemin de fer de Rennes;

Menuisiers de Perpignan et de la Rochelle;

Maçons d’Alby et de Pau;

Veloutiers de Nîmes;

Charpentiers et maçons de Châlon-sur-Saône [Chalon];

Menuisiers d’Autun;

Charpentiers de Bourges et de Dijon;

Métallurgistes de Vienne;

Boulonniers du bassin de Saint-Étienne;

Plâtriers, ébénistes, maréchaux-ferrants, serruriers, fondeurs et tourneurs, ajusteurs et chaudronniers de Saint-Étienne (Loire);

Plâtriers, maréchaux-ferrants, menuisiers, charpentiers et fondeurs de Rouen;

Boulangers, menuisiers et fondeurs de Bordeaux;

Boulangers, tapissiers, peintres, menuisiers et marbriers de Marseille;

Charrons, maçons et menuisiers de Nantes;

Maçons, cordonniers, tisseurs en toile métallique et fondeurs de Lyon;

Fondeurs et chaisiers de Paris;

Des ouvriers de presque tous les corps d’état de Mulhouse, de Guebwiller, de Thann, de Wesserling, de Cernay, de Bitschwiller, de Wuttwiller, de Villez, de Saint-Amarin, de Soultz, etc.;

et enfin celle des ouvrières cigarières de Toulouse.

La plupart de ces grèves n’ont eu qu’une courte durée, et se sont généralement terminées à l’avantage des ouvriers.

Quelques-unes persistent avec une énergie vraiment remarquable, entre autres celle de la corporation presque tout entière des fondeurs de Paris, dont les membres, depuis plus de deux mois, font de véritables prodiges de courage, de solidarité et de fraternité.

Celle de Mulhouse est remarquable à un autre point de vue: elle est générale. Plus de 40,000 ouvriers de la ville et des localités voisines ont quitté leurs ateliers, réclamant une diminution d’heures de travail et une augmentation de salaires. Comme d’habitude, le gouvernement a employé les moyens militaires.

La lutte continue avec une entente parfaite dans le camp des ouvriers. Espérons que les patrons de Mulhouse qui ont donné dans d’autres circonstances, des preuves incontestables d’intelligence et d’équité, trouveront bientôt une solution au conflit économique actuel. L’empire, d’ailleurs, compte sur eux pour d’autres combats. Il faut qu’ils se hâtent de rendre justice aux ouvriers.

À l’extérieur, le mouvement gréviste a pris des proportions plus considérables encore. À Vienne, Prague, Genève, Hambourg, Cork, etc., des conflits d’une certaine gravité ont failli compromettre sérieusement l’ordre public.

À Hambourg, ville bourgeoise par excellence, les ouvriers du port qui étaient en grève depuis quelque temps, avaient pris l’habitude de se réunir pour discuter les conditions du nouveau tarif et la reprise du travail.

Les pères conscrit du Sénat prirent un arrêté interdisant formellement toute réunion d’ouvriers. Malgré cette défense, cinq à six cents grévistes se rassemblèrent dans le courant de l’après-midi sur une des places de la ville pour délibérer. Ils ont été dispersé par la police et les bourgeois, érigés en constables pour la circonstance; et quatre-vingts ouvriers ont été mis en état d’arrestation.

Quelle magnanimité! On ne ferait guère mieux chez nous.

Les associations ouvrières ont continué à se développer et à se multiplier sur tous les points, avec un ensemble admirable. Plus de cent sociétés nouvelles, comptant des milliers d’adhérents, se sont constituées à Paris, à Lyon et à Marseille. De nombreuses chambres syndicales ont été fondées à Dijon, Limoges, Vierzon, Foëcy, Mehun, etc.; des cercles de travailleurs ont été créés à Vienne, Saint-Étienne, Elbeuf et autres centres industriels; et des institutions de même nature sont en voie de formation dans plus de cinquante autres localités.

L’Internationale qui, d’après le rapport de l’illustre substitut Aulois, comptait à peine 450,000 membres il y a un mois, a vu en quelques jours doubler le chiffre de ses adhérents, grâce aux poursuites dont elle a été l’objet.

En Autriche, mêmes procédés, même situation. Depuis la manifestation du 13 décembre, dont la Marseillaise a entretenu plusieurs fois ses lecteurs, les chefs de l’Internationale attendent dans les cachots qu’il plaise à l’autorité de les rendre à la liberté et à leurs familles.

En Allemagne, l’Association des travailleurs socialistes (Arbeitervereine) s’est réunie en congrès les 4, 5 et 6 juin à Stuttgart et y a pris des résolutions importantes sur les grandes questions qui se rattachent à l’émancipation du prolétariat.

Les sections espagnoles ont tenu leur premier congrès à Barcelone, le 19 du mois dernier, sous la présidence d’un réfugié français, le citoyen Bastelica, l’un des principaux fondateurs de la Fédération ouvrière de Marseille. Ce congrès s’est séparé en votant une adresse fraternelle à la fédération rouennaise, qui avait aussi préparé un congrès pour le 27 juin, et qui s’est vu refuser l’autorisation nécessaire par les illustres ministres de l’empire libéral.

Mais c’est surtout en Belgique que le mouvement social se développe dans des conditions sérieuses. Là, les ouvriers des champs comme ceux des mines et des fabriques prennent part à l’action. De nouvelles sections s’y forment tous les jours et sur tous les points. Ces sections se réunissent, de temps à autre et par régions, pour communier en pensées et en substances dans de modestes banquets à 1 fr. par couvert. L’entente la plus parfaire règne entre elles et les milliers de membres qui les composent.

Encore un peu d’efforts, d’énergie, de patience, et les travailleurs belges seront assurément les mieux préparés de l’Europe pour le grand et définitif combat.

A. VERDURE

 

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La filature Koechlin, à Mulhouse, que j’ai utilisée comme couverture, je l’ai trouvée sur Gallica, là.

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Le journal complet se trouve ici (cliquer).