Et revoilà La Marseillaise. Suspendu pour deux mois le 18 mai 1870, le journal doit reparaître.
Il est saisi à six heures du matin.
Il n’existe pas. Je ne sais pas ce que sont devenus les exemplaires saisis. Brûlés dans l’incendie de la préfecture de police en mai 1871? En tout cas, le numéro n’existe pas, ni à la Bibliothèque nationale de France, du microfilm de laquelle provient notre exemplaire de la collection du journal, ni à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, où se trouvent deux exemplaires « papier ».
Ce qu’il y aurait dans La Marseillaise, ce qui s’est passé depuis mai:
- Le procès de l’Internationale, auquel j’ai déjà consacré huit articles,
- la guerre, qui a été déclarée le 17 juillet, ce qui a été notifié à la Prusse le 19 juillet… c’est-à-dire aujourd’hui: le journal est daté du lendemain. Je vous renvoie au dernier article sur le procès de l’Internationale.
- Et le procès du complot, à Blois. Il est jugé par la Haute-Cour, celle-même qui a acquitté l’assassin Bonaparte: elle était nommée pour un an, si je comprends bien.
Comparaissent là tous ceux que nous avons vu arrêter au cours de la lecture quotidienne de La Marseillaise et qui n’ont pas été jugés à Paris dans le procès de l’Association internationale, au nombre de 53 si je ne me trompe pas, et parmi lesquels:
Beaury (celui de la lettre), Gromier (il est apparu plusieurs fois, mais son portrait est là), Villeneuve père et fils, Sapia (qui sera tué le 22 janvier prochain, mais n’anticipons pas), Mégy (qui sera bien défendu par Protot), Razoua, Maurice Garreau (que les lecteurs de Comme une rivière bleue connaissent bien), Tony-Moilin (qui sera tué le 28 mai prochain), Simon Dereure (qui était le tout premier gérant de La Marseillaise, voyez le donc ici), et Théophile Ferré (qui n’a, lui, qu’un peu plus d’un an à vivre).
Non, l’empereur n’a pas décidé d’une amnistie pour les délits politique, pas même pour les délits de presse, avant de partir faire la guerre.
Les accusés ne sont pas partis pour Blois dans un train spécial bien surveillé le matin du 14 juillet (comme le disait Le Rappel daté du 15 juillet), ils étaient encore à Mazas le matin du 15 (comme le dit… Le Rappel daté du 16 juillet), ils sont partis menottes au poing. Ils ont été traités d’une manière inqualifiable, ainsi que Gromier l’a écrit à un de ses collègues du Rappel (journal daté du 20 juillet). Et le procès a commencé le 18 juillet.
Je ne vais pas vous parler de la guerre. Mais de ce qui se passe à Paris. Il y a les déclarations de l’Internationale (article précédent), mais aussi les manifestations. Il y a bien longtemps que je n’ai pas cité de Vallès dans ce blog. Un peu de littérature ne nous fera pas de mal. En voici. En vert (et contre tous).
Place du Palais-Bourbon
Nous sommes devant le Corps législatif, tous les trois, Theisz, Avrial et moi, le jour de la déclaration.
Il fait grand soleil, de jolies femmes apparaissent en fraîches toilettes, avec des fleurs au corsage.
Le ministre de la Guerre [Lebœuf, toujours], ou quelque autre, vient d’arriver tout fringant, dans une voiture à caisse neuve, traînée par des chevaux au mors d’argent.
On dirait une fête de la Haute, une cérémonie de gala, un Te Deum à Notre-Dame; il flotte dans l’air un parfum de veloutine et de gardénia.
Rien ne dénote l’émotion et la crainte qui doivent tordre les cœurs quand on annonce que la patrie va tirer l’épée.
Des vivats! des cris! Le sort en est jeté — ils ont passé le Rubicon.
6 heures
Nous avons traversé les Tuileries, silencieux, désespérés.
Le sang m’était sauté à la face et menaçait de m’envahir le cerveau. Mais non! ce sang que je dois à la France est sorti bêtement par le nez. Hélas! je vole mon pays, je lui fais tort de tout ce qui coule, coule et coule encore!
J’ai le museau et les doigts tout rouges, mon mouchoir a l’air d’avoir servi à une amputation, et les passants qui reviennent enthousiastes du Palais-Bourbon, s’écartent de moi avec un mouvement de dégoût. Ce sont les mêmes, pourtant, qui ont applaudi le vote par lequel la nation est condamnée à saigner par tous les pores.
Mon pif en tomate les gêne!… Bande de fous! Viande à mitraille!
« Il devrait cacher ses mains! », fait, avec une moue de répugnance, un barbu qui tout à l’heure criait à tue-tête.
Je me suis débarbouillé dans le bassin.
Mais les mères s’en sont mêlées.
« Est-ce qu’on a le droit de faire peur aux cygnes et aux enfants? », ont-elles dit, en rappelant leurs bébés, dont trois ou quatre étaient harnachés en zouaves.
Croix de Genève
Tous les journalistes sont en l’air. C’est à qui ira à l’armée.
On a organisé un bataillon d’ambulanciers. Ceux qui ont été, rien qu’un quart d’heure, étudiants en médecine, qui ont quelque vieille inscription dans leur poche de bohème, s’adressent à une espèce de docteur philanthrope qui met la chirurgie à la sauce genevoise. Il a inventé un costume de chasseur noir, de touriste en deuil, sous lequel les enrôlés prennent des airs religieux ou funèbres.
Je viens de les voir sortir du Palais de l’Industrie. Le sergent, marchant en tête, est le secrétaire de rédaction de La Marseillaise [mais qui donc était le secrétaire de rédaction? Habeneck?] — celui-là même qui voulait bien nous accorder quelques sous, mais nous refusait des pistolets, le jour de l’assassinat de Victor Noir, — un brave garçon, belliqueux comme un paon, qui fait la roue avec un harnachement de tous les diables en éventail sur le dos.
Dans ces équipes d’infirmiers qui viennent de partir du pied gauche pour les champs de bataille, bien des dévoués, mais aussi que de romantiques et de cabotins!
[…]
Personne ne m’écoute.
C’est la même chose qu’en Décembre [1851], lorsque je prédisais la dégringolade. On me répondait alors que je n’avais pas le droit de décourager ceux qui auraient pu vouloir se battre.
On me crie à présent: « Vous êtes criminel et vous calomniez la Patrie! »
Un peu plus, on me conduirait à la Place comme traître!
Place Vendôme
On vient de m’y conduire!
On m’a empoigné, à la tête d’un groupe désespéré des vraies défaites, furieux de la fausse victoire, et qui hurlait: « À bas Ollivier! »
Reconnu et signalé, j’avais été porté en avant. C’était beaucoup d’honneur, mais quelle dégelée! Rien n’y a manqué: coups de botte dans les reins, coups de pommeau de sabre dans les côtes… et allez donc, l’insurgé!
Ils se sont mis à dix pour me traîner jusqu’à l’état-major de la Garde nationale.
« C’est un espion! » beuglait-on sur mon passage.
Et parce que je répondais: « Imbéciles! » quelques baïonnettes bourgeoises se disputaient la joie de me larder, quand un lieutenant, qui commandait le poste, m’a arraché à l’appétit des compagnies.
Il me connaît, il a vu ma caricature en chien, avec une casserole à la queue.
« Quoi! c’est vous!… mais vous êtes un gaillard que je gobe, un gaillard qui me va! On a failli vous écharper?… Affaire ratée! mais ils sont fichus de vous envoyer à Cayenne! Ah! mais oui! »
Il a raison! Du ministère de la Justice vient d’arriver l’ordre de me livrer aux agents.
J’arrête là cette citation — en espérant que vous alliez vous précipiter sur le livre, c’est L’Insurgé.
Et demain, il y aura une « vraie » Marseillaise!
*
Le Vallès en chien derrière un corbillard a été dessiné par André Gill, qui en a fait la une de La Lune, le 11 juillet 1867 — c’était aussi une publicité pour La Rue. On le trouve sur le site des amis de Jules Vallès, ce qui est bien naturel!
Livre utilisé
Vallès (Jules), L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).