MES CHERS COLLABORATEURS,

Étant donné l’état de dictature militaire sous lequel nous vivons depuis la déclaration de guerre, si, en outre, on songe à la situation faite, non-seulement aux journaux républicains socialistes, mais encore à leurs rédacteurs, puisque, sans motif aucun, je viens d’être mis de nouveau au secret à Sainte-Pélagie, je crois que la Marseillaise ne peut continuer à accepter une lutte où il faudrait, pour échapper à une catastrophe judiciaire, remplacer l’expression de nos convictions par des récits de batailles qui nous répugnent et des nomenclatures de morts et de blessés.

En conséquence, il me semble, que sous peine de déchoir, nous devons suspendre nous-mêmes la publication du journal qui a tout sacrifié à la cause du peuple.

Cette suspension ne serait que momentanée. La Marseillaise de Rouget de l’Isle est aujourd’hui bonapartiste et officielle, nous reparaîtrons quand elle sera redevenue républicaine et séditieuse.

N’est-ce pas votre avis?

Je vous serre les mains à tous.

HENRI ROCHEFORT

À HENRI ROCHEFORT

Rédacteur en chef de la Marseillaise

Oui, cent fois oui!

À nous aussi une pareille situation pesait.

Il serait indigne de ceux que vous avez héroïquement conduits au combat, — pendant cinq mois et demi, — de garder un silence prudent, ou de s’astreindre à une petite guerre de timides protestations et d’allusions timorées, — en face de tout ce qui nous navre, de tout ce qui blesse nos consciences de Français et de Républicains.

La Marseillaise doit à ceux dont elle représente la revendication de ne point s’amoindrir.

Nous n’avons plus le choix, — tant que la guerre durera, — qu’entre le silence ou un demi acquiescement.

Mieux vaut le silence qui nous laisse entiers et implacables.

Quand vous jugerez l’heure venue, vous nous retrouverez serrés autour de vous — comme au premier jour — avec notre foi et notre dignité intactes.

À vous de cœur,

Arthur Arnould, Bazire, Germain Casse, A. Collot, Achille Dubuc, Arthur de Fonvielle, Ulric de Fonvielle, Paschal Grousset, Lafargue, B. Malon, Eugène Mourot, Raoul Rigault, Verdure.

Le journal daté du 21 juillet a publié une court article, signé « P. L. Lafargue », intitulé « La Viande ». Et, quelques lignes plus loin, une communication ouvrière, signée « P. Lasfargue, Membre fondateur de la société des employés de la boucherie ». Il semble quand même que « Lafargue », qui signe ici avec le comité de rédaction soit bien Paul Lafargue, qui signait parfois Laurent-Paul ou Paul-Laurent Lafargue, pour ne pas être confondu avec un homonyme… du Figaro — d’où le « P. L. ». Il n’a pas eu beaucoup le temps de participer!

Le journal s’arrête, mais ce numéro-là paraît, et il contient un deuxième article théorique de Benoît Malon, qui en avait préparé d’autres. Et qui, le lendemain (rappelez-vous, le journal est daté du lendemain, ce numéro du 25 juillet est paru le 24), est écroué à Sainte-Pélagie.

SOCIALISME

De l’organisation du travail

Le travail seul constitue une nation.

(MIRABEAU)

Organiser le travail. Que de choses dans ces trois mots ! Notre époque s’agite autour de cette formule, qui se retrouve au fond de tous les événements historiques.

Dans le passé, où le travail, imposé au faible par le fort, était frappé d’ignominie, l’homme servile, c’est-à-dire le travailleur, descendu à l’état de bête de somme, était une chose dont le propriétaire tirait le plus grand parti possible, et dont il disposait d’une façon absolue. On se rappelle ces patriciens romains qui nourrissaient leurs murènes de la chair de leurs esclaves.

Au moyen âge, le travailleur toujours méprisé, spolié, pillé par les féodaux, s’agite, se révolte. Il est toujours écrasé, mais, par ces défaites mêmes, il prouve à ses oppresseurs qu’il est autre chose qu’un instrument de production, et qu’une grande révolution est faite dans les idées. Voilà la conscience du droit qui pénètre les masses populaires :

Nous sommes hommes, comme ils sont ;

Nous avons du cœur comme ils ont ;

s’écrient les JACQUES en sortant de leurs tanières, pour courir sus aux seigneurs.

Après le grand déblayement commencé en 1789, le travailleur se trouve libre en droit.

L’est-il en fait ?

Si c’est être libre que d’attendre le travail d’une classe omnipotente détentrice de la matrice première et de l’outillage, assez forte pour fixer arbitrairement le salaire et se réserver la part du lion, en guise de prime au capital qu’elle s’est approprié, — le travailleur est libre.

Les crises industrielles qui, depuis quarante ans surtout, affligent périodiquement l’Europe, l’extension croissante du paupérisme, les misères du prolétariat moderne disent assez ce que vaut cette liberté, et quels sont les fruits d’une organisation sociale où l’activité humaine est livrée à la rapacité de quelques-uns, à un arbitraire sans règle ni mesure.

Aussi, est-ce celle question du travail qui préoccupe entre toutes la pensée contemporaine.

Les grandes intelligences de notre époque : Saint-Simon, Fourier, Auguste Comte, Owen, Pierre Leroux, Cabet, Louis Blanc, Proudhon, Karl Marx, Lassalle, Collins, etc., l’ont tour à tour abordée sans que le dernier mot soit dit encore, sans que la réforme soit seulement commencée.

Nous n’avons ni à critiquer, ni à exposer les solutions que ces divers penseurs ont proposées. Les idées qu’ils ont remuées sont descendues dans la masse, où des milliers de prolétaires leur font subir une nouvelle élaboration.

De ce fait, l’organisation du travail, c’est-à-dire l’affranchissement du prolétariat, est maintenant mise à l’ordre du jour par le prolétariat lui-même. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à écouter les échos de ces grandes assises internationales qui s’élèvent déjà, au milieu des bruits du passé, comme les voix de l’avenir.

La situation est, en effet, plus pressante que jamais. L’introduction des machines dans tous les genres d’industrie, les nécessités pour le travail d’être de plus en plus collectif, l’extension des services publics, l’accumulation et la concentration croissante des capitaux, l’accélération des perfectionnements de la main d’œuvre, les besoins nouveaux de notre génération, la perturbation que l’individualisme à outrance a jetée sur le marché, ont troublé tous les rapports entre le travail et le capital, causé des désordres immenses, créé de nouvelles misères et de nouvelles iniquités, et appellent impérieusement une prompte réforme.

Que disent les prolétaires ?

Sur la critique de l’état présent, sur la nécessité d’une transformation radicale, sur le but à atteindre, ils sont tous d’accord. Ils veulent l’équité dans les rapports sociaux et l’égalité des conditions. Sur une partie des moyens, ils diffèrent. Dans les congrès de l’Internationale, il s’est produit notamment deux courants, le courant mutuelliste, conception véritablement nouvelle dont Proudhon reste le principal formulateur, et le courant collectiviste, qui n’est autre que le communisme débarrassé de son vieux langage autoritaire, et imprégné des idées nouvelles sur l’inviolabilité et le respect de la personne humaine.

Les mutuellistes et les collectivistes sont d’accord pour passer condamnation sur l’état social actuel. En ce qui touche leurs moyens de rénovation, c’est à l’expérience qu’il appartient de désigner celle des deux écoles qui est le mieux dans les données scientifiques et qui a le mieux saisi les aspirations humaines.

Dans un prochain article, nous exposerons donc les divers moyens préconisés par les mutuellistes et les collectivistes, en abordant la question des services publics.

B. MALON

*

Le titre complet de l’estampe (dont je ne connais pas l’auteur) que j’ai utilisée en couverture est Départ de la garde mobile pour la gare de Strasbourg [aujourd’hui gare de l’est], août 1870. Réunis à la Mairie de leur arrondissement, nos jeunes soldats animés d’une fièvre belliqueuse partent en chantant la Marseillaise. J’ai trouvé cette estampe sur Gallica, là. Elle m’a semblé adaptée à illustrer le petit texte de Rochefort.

*

Le journal complet se trouve ici (cliquer).