Auguste Serraillier, né en 1840 dans le Var, était un ouvrier cordonnier qui vivait à Londres. Il était membre de l’Association internationale des travailleurs et, depuis le 12 octobre 1869, de son conseil général. Il en fut « secrétaire-correspondant » pour la Belgique, la Hollande et l’Espagne. 

À la proclamation de la République en septembre 1870, il partit pour Paris (comme nous l’apprend une lettre de Marx à Engels du 6 septembre) où il resta durant le siège. Il

s’est rendu en France pour combattre pour la République, et puis il a été enfermé dans Paris

(comme le dit Engels dans une lettre du 13 février 1871). Il participa à l’activité politique de cette période, comités républicains notamment. Il rendait compte régulièrement de ce qui se passait à Paris, comme la correspondance de Marx le montre. Le siège terminé, il fut présenté aux élections du 8 février 1871 mais ne fut pas élu. Il fit un rapport sur ce qui s’était passé à Paris au conseil général, à Londres, le 28 février. 

Il arriva de nouveau à Paris le 29 mars, lendemain de la proclamation de la Commune et écrivit aussitôt à sa femme, Jenny, restée à Londres. Cette lettre et la suivante (ainsi que celles de l’article suivant) étaient, en 1934, dans les gigantesques archives de l’Institut Marx-Engels-Lénine, à Moscou. Je suppose qu’elles sont toujours dans le service d’archives qui lui a succédé… Pour nous, elles viennent du livre de Jules Rocher cité ci-dessous, même si elles ont été depuis citées ici ou là (le livre tout entier a été recopié sans la moindre référence dans une publication des années 70). 

Comme je l’ai fait souvent sur ce blog, je sépare le commentaire (le mien) du texte par le code-couleur « bleu=moi, noir=lui ».

Paris, le 29 mars 1871

Ma chère Jenny,

Je suis arrivé ce matin à 8 heures, sans avoir eu le moindre ennui. Tu peux faire comme il a été convenu entre nous. J’attends ta lettre. Fais savoir à M. Marx qu’il en est à peu près aujourd’hui comme il en a été durant le siège. Ce que j’ai appris est bien différent de ce que les cochons de reporteurs anglais racontent. Il est faux que l’on manque d’argent et loin d’avoir eu à en prendre chez Rothschild, c’est lui-même qui a offert l’argent que l’on n’a pas pris. [Les détails des relations entre les banques et la Commune sont… un peu plus complexes que ne le croyait Serraillier, qui venait d’arriver.] La seule chose qui ne marche pas, c’est l’ouverture des ateliers. [L’activité avait été nulle durant le siège.] À ce qu’il paraît, les patrons ont fait le lock-out. [Surtout, beaucoup ont quitté Paris.] Enfin, tout Paris est dans les mains, sous tous les rapports. On a même la direction des Postes. [C’est Albert Theisz, qui s’occupe des Postes; faire sortir les lettres de Paris reste difficile, mais il n’est pas certain que cette lettre est passée par la poste.]

Malon, qui est avec moi en ce moment, me dit, que, si tu veux, nous pouvons avoir la direction de son orphelinat au XVIIe arrondissement dont il est maire. [Benoît Malon était adjoint au maire du XVIIe depuis novembre, et il venait d’être élu à la Commune par son arrondissement. Ici, et c’est une des choses les plus intéressantes de cette lettre, il est clair que Serraillier voyait à la Commune une longue durée, puisqu’il faisait des plans d’avenir avec sa famille.] Nous aurons 200 francs par mois et le logement, y compris l’éclairage et le chauffage, etc. Si tu veux, tu peux engager Marguerite à venir avec nous. Aussitôt ta réponse, je ferai meubler ce logement avec 500 francs que Malon m’avance.

Sois sans crainte, tout est tranquille ici et le fonctionnement de l’administration ne laisse pas trop à désirer. On dirait que nos amis y ont été dressés.

Mes amitiés à tous. Embrasse Bébé pour son père qui l’attend. Ne tarde pas à répondre.

Je t’embrasse.

Auguste Serraillier

Le IIe arrondissement m’a donné 3711 voix. [Il n’était pas à Paris le 26 mars, mais on a voté pour lui quand même, dans l’arrondissement aux comités républicains duquel il a participé pendant le siège. Il n’a pas été élu. Les élus ont obtenu 6 à 7000 voix. Serraillier va se représenter et être élu aux élections complémentaires du 16 avril.] C’est un résultat merveilleux, considérant que j’étais absent et c’est le plus réac de Paris. Je prie M. Marx de faire ce que je lui ai demandé sur les principales mesures à prendre, car je crois que ce sera dur de faire prendre des mesures en faveur des compagnons par nos hommes qui sont, plus que jamais, paraît-il, localisés.

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Paris le 30 mars 1871

Ma chère Jenny,

As-tu écrit mardi [« mardi » était le 28 mars; d’après la lettre précédente, Auguste Serraillier à Paris est arrivé le 29 à 8 heures du matin, il n’a peut-être pas pris le plus court chemin de Londres à Paris.] comme il a été convenu? Dans ce cas, je n’ai pas reçu de lettre, aussi je te prie de répondre à celle-ci aussitôt reçue. Hier j’ai été voir l’orphelinat aux Batignolles [voir la lettre précédente]; j’ai trouvé que c’est bien convenable; il y a un grand jardin où Lucien pourrait s’amuser [Lucien = « Bébé » est le fils d’Auguste et Jenny]. Le logement est grand — une chambre à coucher, une cuisine et deux pièces autres. Il y a un personnel pour surveiller les enfants qui sont au nombre de 60. Cet établissement a été adopté par la Commune dans sa séance d’hier. [Le procès verbal de la réunion du 29 mars mentionne l’adoption des familles des victimes du 22 janvier, mais pas d’adoption d’orphelinat.] Dis-moi si cela te convient: 200 francs par mois, logés et chauffés.

Quelle différence du Paris que je vois et de celui que l’on nous a dépeint. Tout est tranquille. La Commune est acceptée par chacun comme un fait accompli. Bien mieux, il y a un certain zèle à la servir. Si Versailles n’était plus là, tout irait bien. 60 des nôtres sur 92 sont déjà élus. [Ici, Serraillier ne compte pas seulement les membres de l’Association internationale, qui n’étaient qu’une trentaine parmi les élus, mais tous ceux du comité central des vingt arrondissements, la liste qui suit le montre.] Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que tous sont en fonction comme si c’était la chose la plus naturelle du monde: Varlin est aux Finances avec Combault qui se charge de les faire marcher, Vaillant à l’Intérieur, Eudes et Duval à la Guerre, Raoul Rigault à la Préfecture de police, enfin dans toute les administrations il y a au moins un des nôtres. À la Commune il a été pris des résolutions très énergiques, que je ne puis confier au papier, mais qui étonneront certainement. [Ces mesures sont annoncées publiquement dans les journaux, il s’agit surtout de la remise des loyers et de la suspension des ventes des objets déposés au Mont-de-piété.] Le XVIe arrondissement n’est pas encore tout à fait à nous. Cependant, l’entrain pour le vote a été grand et Messieurs les bourgeois ne se sont [pas] abstenus et le IIe a donné pour les réacs comme un seul homme. Pourtant si on juge que la réaction, dans ce centre le plus fort n’a eu que 6.000 voix, on peut se faire une idée de l’armée de Saisset [qui avait été nommé général en chef de la garde nationale par le gouvernement de Versailles et s’était démené pour un « compromis »]. Quoiqu’il en soit, Paris ne veut plus entendre parler de restauration ni de compromis. Ça va bien, on fera pour la campagne! J’en ai parlé. Le mot d’ordre des réacs, c’est que Marx fait marcher les internationaux français, leur fait faire des grève pour augmenter les salaires et faciliter la concurrence allemande. C’est idiot, pourtant le Conseil doit répondre à cela. À bientôt de plus amples détails.

Je t’embrasse et Bébé.

A. Serraillier

Des lettres d’avril dans l’article suivant

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La photographie de Paris vu de Montmartre est due à Bruno Braquehais. Elle est au Musée Carnavalet, là.

Le livre de Jules Rocher est disponible en ligne sur le site de l’université de Bourgogne, cliquer ici — et merci à Jean-Pierre Bonnet pour ce lien.

Livres cités

Marx (Karl) et Engels (Friedrich)Correspondance, Éditions sociales (1985).

Lettres de communards et de militants de la 1re Internationale à Marx, Engels et autres dans les journées de la Commune de Paris en 1871, présenté et rédigé par Jules Rocher, Bureau d’éditions, Paris (1934).

Bourgin (Georges) et Henriot (Gabriel)Procès verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique, E. Leroux (1924) et A. Lahure (1945).