Suite de l’article précédent.

La situation a un peu évolué depuis les lettres précédentes: Versailles a déclaré la guerre à Paris, une désastreuse sortie torrentielle a suivi. En particulier, les lettres ont du mal à sortir de la ville assiégée. Serraillier a utilisé Paul Lafargue, venu passer quelques jours à Paris (comme nous l’avons vu dans une série d’articles précédents), qui a dû poster sa lettre à Jenny quand il a quitté Paris. Le

Jamais Paris n’a été aussi tranquille et unanime pour conquérir ses droits.

qu’on lira dans cette lettre n’est pas de la propagande. Nous avons vu Gustave Manet (le frère du peintre) écrire, à la même date du 12 avril:

Paris n’est pas à feu et à sang, ni terrorisé. La plus grande partie de la population est ralliée au mouvement communal, et ne songe qu’à la conciliation.

Il faut citer aussi le

Paris est un vrai paradis!

de Gustave Courbet (dans une lettre à ses parents datée du 30 avril).

Paris, le 12 avril 1871

Ma chère Jenny,

Je profite de l’occasion de P. Lafargue pour te donner quelques détails, car je crois que tu dois être bien inquiète. Encore une fois, tu as eu raison et je ne pensais guère que nous serions séparés aussi longtemps. Cependant, je dois dire que c’est de ta faute. Sans doute les romans que l’on fait, et pour cause, sur l’état de Paris t’ont seuls empêchée de venir. J’ai vu par des journaux de province qu’il en est aujourd’hui comme sous le siège par les Prussiens; en un mot, que l’on trompe le public sur ce qui se passe. Rien de plus faux que les récits de ces journaux. Jamais Paris n’a été aussi tranquille et unanime pour conquérir ses droits. Chose étrange: le plus ferme appui de la Commune, c’est la bourgeoisie! Pour rien au monde elle ne voudrait perdre cette conquête qui déjà lui a coûté tant de sang. Il faut se souvenir que les bataillons bourgeois n’ont cessé de se battre avec Belleville depuis le 1er avril. Un seul bataillon de commerçants, qui avait fourni 200 hommes, se trouve réduit à 75 h, et cependant il tient encore au pont de Neuilly et ne veut pas être relevé. Désespérant de vaincre par les armes, nos ennemis répandent le bruit de l’intervention prussienne pour le 15 avril. Je ne sais ce que ces bruits ont de fondé, mais si j’avais un conseil à donner à M. de Bismarck, je lui conseillerais d’attendre tranquille le paiement de l’indemnité, certain qu’il est de l’avoir, et de ne pas compromettre sa gloire et ses intérêts en se faisant le gendarme de l’Europe. Je ne me fais pas d’illusion mais j’affirme que M. Thiers et M. Bismarck réunis ne sauraient écraser Paris. Personne ne peut se faire une idée exacte du sentiment du peuple et, certes, il ne faudrait pas beaucoup de vantardise prussienne pour rompre le traité de paix que l’on veut cependant respecter. Rien ne peut dépeindre l’élan de cette Garde nationale marchant au combat. Ceux qui connaissent l’esprit français, la persistance et l’énergie déployées par le peuple depuis le 18 mars doivent être bien étonnés. Peu ou point de bataillons demandent à rentrer lorsqu’ils sont aux avant-postes. À l’intérieur, l’organisation marche lentement, il est vrai, mais sur des bases sérieuses et bientôt les Versaillais auront en face d’eux une armée de plus de 400.000 hommes bien armés et résolus, ne leur en déplaise! Leurs procédés, en fusillant Duval et massacrant Flourens, n’ont point eu les effets attendus par eux, seuls l’indignation et le sentiment de vengeance se sont augmentés. Ces gens-là sont si bêtes qu’ils pensent rentrer à Paris derrière une armée de gendarmes et de sergents de ville. Est-ce qu’on rentre à Paris? Les plus réacs en sont réduits à proposer des mesures qui, en d’autres temps, les auraient conduits au tribunal.

Ce qui me donne confiance et me fait dire que nous vaincrons, c’est que Paris combat sans espoir de secours de la province: il combat avec la conviction que des forces supérieures en nombre et en connaissances militaires lui sont opposées; il combat avec la croyance que sa lutte ne se terminera pas par l’écrasement de Versailles, mais que l’étranger interviendra. Il a toutes ses craintes et de plus la crainte du rationnement et de toutes les misères du siège qui à peine viennent de finir, et cependant il ne cédera pas. Décidément, je deviens chauvin en voyant cette conduite sans exemple. Que n’est-il donné au monde de jeter les yeux sur Paris en ce moment! Ce serait la condamnation de tous ces systèmes policiers.

Il y a quelques jours je t’ai écrit que les bruits de M. Pyat se sont renouvelés et que je suis dans l’impuissance de faire quoi que ce soit. [Nous n’avons pas cette lettre?] En ce moment encore, on vient de dire à la Commission du Travail, dont je fais partie, que j’ai été expulsé des sociétés politiques à Londres pour plusieurs raisons, moralité comprise. [Ainsi, il était membre de la Commission travail et échange avant son élection à la Commune le 16 avril.] Sans doute je serai forcé de me retirer dans l’impossibilité où je suis de les contredire. Tout cela me cause bien de l’ennui. Quand vas-tu venir? Que fait Lucien? Embrasse-le bien pour son père; puisse-t-il désirer venir me voir bientôt pour te contraindre à venir. Tu penses bien que s’il y avait du danger que je ne t’engagerais pas à venir. Je te laisse le soin de m’embrasser aussitôt que tu voudras pour nous tous de suite.

A. Serraillier

*

Dans la lettre suivante, Serraillier se demande si cette lettre est bien arrivée. Il n’y a aucun doute qu’elle le soit — d’abord parce que nous la lisons aujourd’hui — ensuite parce que Marx a bien écrit à Frankel pour donner, au nom du conseil général,

le démenti le plus formel aux calomnies infâmes répandues contre Serraillier par le Citoyen Pyat

(lettre du 26 avril).

Paris, le 15 avril 1871

Ma chère Jenny,

Je suis très inquiet pour toi. Hier une femme s’est présentée chez Rochat avec une lettre de Londres, elle a laissé son nom et la concierge l’a oublié. Or, comme Rochat ne connaît personne à Londres je crois que ce ne pouvait être que pour moi et que de toi. Je crains qu’il ne soit arrivé quelque accident? Je t’ai écrit plusieurs lettres, les as-tu reçues? C’est peu probable, grâce à M. Thiers. Dans une de ces lettres je demandais au Conseil de faire une déclaration sur mon séjour en Angleterre parce que sans elle je ne puis rien faire. M. Pyat a renouvelé ses infamies, auxquelles il a ajouté que j’ai été expulsé des sociétés politiques de Londres. Cela a sans doute trait à la fameuse Branche française. [Une prétendue « branche de l’Association internationale » qui, à Londres, regroupait des calomniateurs tels que Vésinier, Pyat, qui a pourri aussi la vie de Vermorel…] Tous mes ennemis exploitent et commentent les calomnies qui, grossissant sans cesse, sont arrivées à la Commission du Travail sous forme d’accusation sur la vie privée, malgré l’enquête qui déjà avait été faite et la déclaration de Leroux, qui m’est très favorable. Ces bruits rapprochés des calomnies colportées par M. Vésinier contre le Conseil entachent ce dernier qui paraît m’avoir choisi à défaut de quelqu’un plus honnête… Ce qui explique cette persistance, c’est surtout la crainte de me voir rentrer à la Commune. Ainsi, ces jours derniers, je devais prendre possession de la mairie du IIe arrondissement, mais au moment de signer, M. Pyat a formellement refusé. Sur les observations que, sans doute, c’était à cause du différend de la fameuse Branche, — il a répondu: non, c’est pour affaire de la vie privée. Comme tu penses, cela a été colporté et grossi et aujourd’hui je suis pour le plus grand nombre le plus grand des coquins. Tout cela me cause beaucoup d’ennui. Il y a aussi M. Lemaître qui, ayant appris ce que j’ai dit sur lui, s’est mis de la partie.

En dehors de ces affaires personnelles, il n’y a rien à dire. La Commune a fait tout ce qu’il était possible de faire. Sous le rapport militaire, nous n’avons certes pas à nous plaindre ni à désespérer. Il est probable que les Versaillais se dégoûteront du jeu avant nous. Ce qui est le plus étonnant, c’est que la bourgeoisie soutient la Commune d’une manière qui ne peut laisser aucun doute. Je crois même quelle y tient plus que la classe ouvrière, si j’en juge par les bataillons qui ont soutenu l’attaque à Neuilly. Sur un seul bataillon qui comptait au départ 400 hommes, 180 restent et il est impossible de les relever. Beaucoup d’autres bataillons sont dans le même cas et cependant dès le début ils se sont montrés hostiles à la Commune. Il est vrai qu’elle n’a pas été terrible, cette redoutée. Mais il n’en vaut que mieux.

Puisque l’on a été assez bête pour laisser derrière soi cette réaction, il était politique de ne pas s’en faire une ennemie à l’intérieur pour s’en servir utilement contre Versailles. Je le répète, nous n’avons pas de plus ferme appui à de rares exceptions près. La prorogation des échéances et la remise des loyers [au cours de la séance du 29 mars] ont été des coups de maître. Ou je me trompe fort, ou M. Thiers n’entrera jamais dans Paris à moins d’avoir sanctionné les actes de la Commune. Pour les hypothèques, j’ai proposé à divers membres de la Commission de faire un projet, mais sans résultat. Peut-être n’y a-t-il pas de temps de perdu puisque nos journaux ne sortent pour ainsi dire pas. Cependant je prierai M. Mx [Marx] de faire quelque chose là-dessus que je présenterai à Franckel et il est probable que venant de lui, il le propose et le fasse accepter, car quoiqu’on en dise nous avons la majorité. Mais cette majorité-là — il ne faut pas oublier qu’elle est proudhonienne. On ne parle plus que de projet de banque du peuple, d’échange, etc., en un mot, chaque jour c’est un nouveau projet extrait des œuvres du grand maître.

Pierre Leroux vient de mourir. La Commune a envoyé à son enterrement deux de ses membres [L’enterrement de Pierre Leroux a eu lieu la veille 14 avril.], tout en faisant des restrictions sur ses idées communistes. Cela seul peut donner une idée de ce que ces gens pensent en socialisme. Je n’ai pas besoin de te dire que cette perte m’a profondément affligé. Pourquoi n’es-tu pas venue déjà? Voilà plusieurs fois que je t’écris à ce sujet et que je te prie de hâter ton arrivée. Sans doute que l’on te retient sous le prétexte que la guerre a recommencé et bien d’autres balançoires. Cependant, tu dois bien penser que je ne t’engagerais pas à venir s’il y avait le moindre danger. Il est vrai que l’on se bat avec les gendarmes de M. Thiers, mais cela se passe au-dehors et d’ailleurs, ce ne serait pas une raison pour t’empêcher de venir si on se battait dans Paris. Quand on se bat à Vanves, à peine si on le sait dans Paris. Quoique ces deux jours derniers à l’attaque des forts du Sud, on ait cru un instant que la lutte avait lieu dans Paris, tellement le bruit des feux de pelotons, les crépitement des mitrailleuses s’entendaient distinctement. Ces trois attaques ont joliment dû dégoûter les Versaillais. Dans le fort de Vanves il n’y avait pas plus de 73 hommes et, eux seuls, ils ont infligé à l’ennemi une perte d’au moins 2.000 hommes hors de combat! À Neuilly on en a fait un massacre effrayant. On doit sans doute vous cacher les faits. Mais la vérité est que près de 10.000 hommes sont ou blessés ou tués ou prisonniers des côtés des ruraux. Jamais, durant le siège, la guerre n’a été aussi acharnée qu’elle l’est aujourd’hui. Chacun sait ce qu’il défend et se bat en conséquence.

Pour ce qui concerne l’administration, on ne peut qu’être étonné de voir comment tout cela marche, rien ne languit sauf la poste, dont la région ne va pas au-delà des remparts.

En ce qui concerne Cluseret, j’ai fait ce que j’ai pu avant sa nomination pour éclairer nos Édyles, aujourd’hui ce serait du scandale inutile, et puis il ne faut pas perdre de vue, que la copie n’est pas signée et que je suis à l’index, ce qui enlève toute autorité à cette accusation. Quant aux internationaux, ils trouvent que ce n’est pas la peine de combattre M. Pyat pour cette affaire ridicule. En attendant je passe pour une canaille, n’en déplaise à ces messieurs.

Il faut à tout prix que Dupont [Eugène Dupont était le correspondant pour la France au Conseil général.] puisse venir ici, sa présence est nécessaire sous bien des rapports. Je l’ai fait porter candidat pour la Commune. [J’ignore dans quel arrondissement Eugène Dupont a été candidat. Un autre Dupont, Aminthe, a été élu par le dix-septième le 16 avril.] Les élections doivent avoir lieu dimanche [le 16 avril] et si lundi j’apprends qu’il est nommé, je t’écrirai aussitôt pour le faire venir. Dans tous les cas, il est bon que tu préviennes le Conseil pour qu’il n’y ait aucun retard. Il est porté dans un arr[ondissemen]t. Je suis sacrifié en holocauste pour les besoins du socialisme. Et encore on ne me laisse que parce que toute candidature ouvrière est impossible sans cela…

Réponds-moi tout de suite pour me dire quel jour tu viendras. Inutile de te répéter que s’il y avait la moindre des choses, je serais le premier à te prier d’attendre. On peut écrire à Paris par deux moyens, soit en confiant la lettre à un voyageur à la gare, soit en écrivant sous double enveloppe à M. Auguste, poste restante, à Saint-Denis. Fais pour le mieux, mais surtout ne sois pas trop longtemps, car pour moi le meilleur serait de venir me rapporter, toi et Bébé, les baisers que je vous envoie du fond du cœur. Si tu savais comme le temps me paraît long! Comme il me tarde de revoir mon cher Lucien et l’entendre parler de son pèèèèèère! Qu’il se dépêche à venir, car la France a besoin de défenseurs et son père a besoin de ses caresses.

Ton,

Auguste

P.-S. Embrasse Marguerite, Lucien pour moi, en même temps que mes amitiés à tous.

*

La photographie de la barricade rue de Castiglione, avant le 16 mai 1871, est due à Bruno Braquehais. Elle est au Musée Carnavalet, là

Comme je l’ai signalé dans l’article précédent, le livre de Jules Rocher d’où sont extraites ces lettres est en ligne ici (cliquer).

Livres utilisés ou cités

Lettres de communards et de militants de la 1re Internationale à Marx, Engels et autres dans les journées de la Commune de Paris en 1871, présenté et rédigé par Jules Rocher, Bureau d’éditions, Paris (1934).

Manet (Édouard)Correspondance du siège de Paris et de la Commune, textes réunis et présentés par Samuel Rodary, L’Échoppe (2014).

Chu (Petra ten-Doesschate)Correspondance de Courbet, Flammarion (1996).

Marx (Karl) et Engels (Friedrich)Correspondance, Éditions sociales (1985).