L’amnistie des communards est — enfin — votée le 11 juillet 1880. À peine rentré à Paris, Rochefort fait paraître un nouveau journal, L’Intransigeant, dont le premier numéro est daté du 15 juillet. Dans le numéro daté du 29 juillet, deux journalistes, Olivier Pain (qui fut blessé au Château d’Eau le 25 mai 1871 et avait vu du pays depuis…) et Charles Tabaraud, commencent une série d’articles

Les Évasions de Paris

après la Commune 

L’article du 7 août est consacré à Frédéric Cournet et Albert Theisz. Albert Theisz est membre de l’équipe de rédaction du journal (sa présence est annoncée dans le numéro daté du 26 juillet), on peut donc être assuré qu’il n’a pas contesté le contenu de l’article. J’en présente ici de larges extraits, avec des commentaires et une parenthèse qui précisent certains points laissés dans l’ombre, le nom et l’adresse du ciseleur qui abrite les deux membres de la Commune.

Avec le code couleur habituel sur ce site: bleu = moi, noir = Pain et Tabaraud.

Dimanche 28 mai. [Il n’est pas exclu que cette scène ait eu lieu le samedi 27: dans le chapitre XXXIV de L’Insurgé, Vallès descend vers Paris par la rue d’Angoulême, à l’aube de ce samedi, avec Cournet, Theisz et Camélinat.]

– Père, on frappe à la porte.

– Tu crois, mon enfant ?

– J’en suis sûre.

– Ouvre vite.

– Ce sont peut-être mes frères qui ont réussi à échapper à la fusillade et à regagner la maison.

Et la fillette courut ouvrir, pâle, tremblante.

– Ah ! C’est M. Theisz, murmura-t-elle, en s’effaçant pour laisser passage aux arrivants.

Albert Theisz est accompagné de Frédéric Cournet.

Le logis où les deux fugitifs venaient chercher asile était situé à deux pas de la Roquette.

Nous allons voir en effet que ce logis était au 17 rue Saint-Ambroise.

Il était formé de deux modestes chambres communiquant entre elles.

La famille qui habitait là était composée du père, de la mère, d’une jeune fille de quinze à seize ans, de trois fils dont deux étaient enrégimentés au service de la Commune et le troisième enrôlé dans l’armée qui occupait et massacrait Paris.

À l’heure où Theisz et Cournet heurtaient et demandaient asile, les trois fils de l’ouvrier B…, ciseleur, ami et ancien compagnon d’atelier de Theisz étaient absents.

La suite va nous permettre d’identifier « l’ouvrier B… »

Les deux plus jeunes, traqués, pourchassés, étaient peut-être maintenant menacés, arrêtés, si ce n’est pis, par leur aîné.

– Soyez les bienvenus, citoyens, dit l’ouvrier en serrant la main des deux membres de la Commune. Vous êtes ici chez vous. Quelle joie de vous voir sain et sauf, mon cher Theisz !

Dans la vaste cité ouvrière, on entendait les soldats crier et jurer, et perquisitionner aussi sous la conduite des officiers.

La vaste cité ouvrière est peut-être la cité Saint-Maur, que l’on voit sur le plan en couverture de cet article. Le ciseleur B… offre aux fugitifs une de ses deux pièces.

Sur deux pauvres chaises dépaillées était placé un cercueil clos et recouvert d’un drap blanc.

– Ma mère est morte depuis hier, dit l’ouvrier ; les événements ont empêché que l’enterrement pût avoir lieu aujourd’hui. Aux soldats qui se présenteraient, je montrerai la morte et vous présenterai comme étant venus chez moi pour assister à l’inhumation.

*

Une parenthèse. Ici se trouve l’information importante. J’ai eu un peu de mal à cause du « hier ». Mais cet « hier » ne collait pas avec son « aujourd’hui ». Un seul « B… » a déclaré le décès de sa mère dans les jours précédents à la mairie du onzième — et, comme il était question d’enterrement, le décès avait forcément été déclaré. Un petit miracle: Isidore Boulet était le fils de sa mère seule, de sorte que Boulet était aussi son nom, à elle, même si elle avait été mariée ensuite, avec quelqu’un d’autre. La mère était donc décédée le 24 mai.

(Je rappelle que l’on peut grossir l’image en cliquant dessus.) Pour être vraiment sûre… eh bien il se trouve que je savais qu’Isidore Boulet était un ami d’Albert Theisz: lorsque son jeune frère Frédéric Theisz (que nous avons vu avec Albert sur le boulevard Voltaire le 25 mai 1871) s’est marié, le 4 janvier 1868, avec une couturière nommée Marie Marquet, les témoins étaient ses frères Albert et Félix (qui a été tué pendant la Commune), son beau-frère Philippe Lanaux, et… Isidore Boulet, ciseleur, 17 rue Saint-Ambroise.

*

Le lendemain, lundi 29 mai.

Au moment même où Theisz, Cournet, B…, sa femme et sa fille étaient à table, un pas lourd et un bruit de crosses de fusil heurtant les marches se fit entendre dans l’escalier.

– Les soldats montent perquisitionner, dit avec émotion la mère.

Le soldat qui entre est le fils versaillais…

– Et tes frères ?

Le soldat ne put résister à l’épouvantable accusation que ces trois mots dressaient contre lui. Les larmes jaillirent de ses yeux, des sanglots brisèrent sa poitrine ; il tomba à genoux tout à côté de Theisz et dit :

– Je vous jure que je n’ai pas tiré.

Le fils cadet du ciseleur ne revint pas. Il était tombé la tête fracassée, sur une barricade. Le plus jeune avait été fait prisonnier et partait, quelques mois plus tard, pour la Nouvelle-Calédonie.

*

Ici je reconnais une petite faiblesse à mon identification: je n’ai pas réussi à identifier les deux fils avec certitude, ni celui qui a été tué (pas d’acte de décès), ni celui qui a été condamné à la Nouvelle-Calédonie (dans les dossiers des conseils de guerre).

*

Cependant, il fallut bientôt, à Theisz et à Cournet, demander ailleurs l’hospitalité. Le secret de leur retraite était connu de plusieurs habitants du quartier.
Ainsi, certaine après-midi, une voisine se présenta chez le ciseleur B…, munie d’un paquet de tabac. Il était presque impossible d’obtenir accès chez les débitants.

– J’ai pensé que ces messieurs manquaient de tabac. Ils ne sortent pas. Par mon mari, je puis avoir maints renseignements ; il est secrétaire de mairie. Mon fils que j’adore a servi jadis l’insurrection, et c’est pour le couvrir en quelque sorte que mon mari est devenu l’un des appuis des réacteurs.

Ces confidences ressemblaient, à ne pas s’y méprendre, à de sincères conseils de départ.

Theisz et Cournet comprirent l’avis et le mirent immédiatement à profit.

Ils se séparèrent donc. Theisz se rendit dans le Marais jusqu’à l’heure de son passage en Angleterre.

*

La suite de l’article de Pain et Tabaraud ne concerne plus que Frédéric Cournet. Il peut y avoir beaucoup de raisons pour lesquelles Theisz est resté discret sur la suite. « Le Marais » est, en effet, plutôt vague! Citer les raisons auxquelles je pense nous tirerait du côté du roman. 

Sachez en tout cas que, dès le 3 août, un mouchard pouvait informer la préfecture de police qu’Albert Theisz était arrivé à Londres le 29 juillet. 

Le journal L’Intransigeant, qui a duré… 64 ans, pour le meilleur quelque temps, puis pour le pire (boulangiste, antidreyfusard, prohitlérien…), se trouve sur Gallica, là. L’article que j’ai cité ici se trouve donc aussi sur Gallica, mais lui, là.

Le plan de Paris que j’utilise est toujours le même.