L’article qui suit est paru dans Le Réveil daté du 11 octobre 1870.

LA MANIFESTATION DE SAMEDI

Le jour se fait sur cette triste affaire. Les bataillons ne sont pas venus spontanément s’opposer à une manifestation en faveur de la Commune ; ils ont été convoqués par ordre de la place, et on ne leur a point dit où on les menait ; comme on avait expressément recommandé aux gardes nationaux de se munir de leurs cartouches, ils n’auraient jamais pu s’imaginer que le Gouvernement de la défense nationale les appelait, en armes, pour les opposer à des citoyens désarmés.

La responsabilité de cette mesure, dont les conséquences pouvaient devenir terribles, revient tout entière au Gouvernement.

Voici à ce sujet des renseignements précis:

Paris, le 18 vendémiaire an 79

Citoyen rédacteur,

Les journaux d’aujourd’hui rendent compte d’une façon tellement inexacte des événements de la journée d’hier que je ne puis laisser passer sous silence leurs allégations relativement au rôle que l’on a fait jouer à la garde nationale dans cette occasion.

Tous les journaux, les républicains comme les réacteurs, l’Officiel en tête, répètent que les bataillons réactionnaires de la garde nationale sont venus spontanément faire une manifestation contre la manifestation du comité central républicain en faveur de l’élection de la Commune de Paris. Il y a là une erreur bien regrettable car elle est de nature à augmenter l’irritation que cette triste journée a jetée dans les esprits.

La vérité est que tous les bataillons qui sont venus à l’Hôtel de Ville y sont venus par ORDRE du général commandant supérieur de la garde nationale. Et l’ordre adressé aux chefs de bataillon, qui se trouvaient de piquet ce jour, n’indiquait nullement l’objet de cet appel aux armes. De sorte que presque tous les gardes nationaux ainsi rassemblés à la hâte, croyaient aller aux remparts repousser les Prussiens. Ils ne se doutaient guère que l’on voulait leur faire jouer une indigne comédie.

En fait, les gardes nationaux sont arrivés au milieu d’une manifestation dont la plupart ne comprenaient pas l’objet ; et ce qui prouve bien qu’ils ne venaient pas faire une contre-manifestation, c’est que, quand le 84e est arrivé, comme quelques citoyens semblaient considérer sa venue comme un acte d’hostilité, les gardes nationaux du 84e ont levé la crosse en l’air pour affirmer leurs intentions pacifiques. Plus tard, le 193e, en débouchant sur la place, a répondu par le cri de

Vive la Commune !

au même cri poussé d’une manière interrogative par les citoyens qui occupaient la place.

Des cris de

À bas la Commune !

ont été poussés par beaucoup de gardes nationaux, il est vrai ; mais, je le répète, la plupart ne comprenaient rien à la manifestation.

Si tous savaient quelles démarches infructueuses ont été faites auprès du Gouvernement provisoire, par les Comités républicains des vingt arrondissements pour obtenir de lui les mesures héroïques qui pouvaient sauver la République, tous seraient unanimes à réclamer comme nous les élections municipales, qui seules peuvent nous rendre notre initiative et nous permettre de nous sauver nous-mêmes.

Malheureusement, beaucoup de citoyens croient encore qu’il suffit de porter au Gouvernement provisoire les propositions que votent chaque soir les réunions publiques pour qu’il s’empresse de les utiliser.

Malgré que depuis huit jours le Gouvernement de la défense nationale ait arrêté que l’on ne recevrait plus d’inscriptions dans la garde nationale ; malgré que les quarante derniers bataillons formés n’aient pas de fusils, et que sur 230,000 gardes nationaux armés, il y en ait 175,000 dont les armes sont absolument insuffisantes, des fusils à piston, malgré cela, il y a encore beaucoup de gens qui croient que le Gouvernement, dit de la défense nationale, a fait tout ce qu’il était possible de faire.

Il ne serait pas juste de traiter de réactionnaires en bloc des bataillons qui n’ont eu qu’un tort, celui de croire qu’en temps de siège, et pendant que le canon grondait, on pouvait les appeler aux armes pour autre chose que pour aller aux remparts.

Salut et fraternité,

E. Varlin

commandant du 193e

Le 193e, formé de 1504 hommes, est à l’image du sixième arrondissement (de l’époque !), pas complètement bourgeois. Voici la réaction (c’est le cas de le dire) d’une compagnie (bourgeoise) de ce bataillon, le 12 octobre, dans une lettre adressée, elle aussi, au Réveil.

Monsieur le Rédacteur en chef,

Les soussignés, citoyens de la huitième compagnie du 193ème bataillon de la garde nationale sédentaire de la Seine, ayant eu connaissance d’un article inséré dans votre journal à la date du 11 octobre, signé Varlin, commandant de leur bataillon, protestent contre ledit article, qui dénature complètement les faits qui se sont passés le samedi 8 octobre.

Le commandant Varlin prétend que nous ignorions le motif qui nous conduisait à l’Hôtel de Ville, c’est une profonde erreur. Tous les citoyens sachant qu’une manifestation devait avoir lieu, qu’elle pouvait dégénérer en émeute, se sont rendus à l’Hôtel de Ville dans le but de se mettre à la disposition du gouvernement de la défense nationale et de protéger au besoin leurs personnes contre toutes atteintes.

Les membres du gouvernement ont été accueillis aux cris de Vive la République vive la Nation, ils ont été acclamés par la majeure partie de notre bataillon, qui ont voulu rendre hommage à ces grands citoyens, pour le zèle, l’intelligence et le dévouement qu’ils ont montré[s] dans des circonstances difficiles.

Les cris de à bas la Commune ont été poussés énergiquement par presque tous les citoyens du 193ème bataillon, qui ont voulu protester contre la manifestation et désavouer l’attitude hostile du commandant Varlin.

Nous vous prions, Monsieur le Rédacteur en chef, de vouloir bien insérer cet article dans votre plus prochain numéro. Agréez, Monsieur le Rédacteur l’assurance de nos sentiments distingués.

Au verso de cette page manuscrite, conservée aux archives de la Préfecture de police, se trouvent de nombreuses signatures. Ce document est peut-être arrivé là après une saisie au Réveil. En tout cas, je ne crois pas que ce journal ait publié cette lettre. Eugène Varlin essaie de discuter.

Ordre du jour du 23 vendémiaire an 79

Depuis quelques jours une certaine agitation s’est produite dans plusieurs compagnies à propos d’une lettre adressée par le commandant à la presse parisienne relativement au service et à l’attitude du bataillon dans la journée de samedi dernier.

Afin de couper court aux diverses interprétations et pour mettre fin à une situation équivoque le commandant convoque le bataillon en réunion générale pour samedi à 8 h du soir salle de l’Odéon.

Salut et fraternité

Le commandant du 193e

E. Varlin

On trouve à la Bibliothèque nationale de France un exemplaire autographié d’un très long texte, Protestation du 193e bataillon contre le commandant Varlin. J’en extrais deux passages qui montrent comment ces messieurs voyaient l’ouvrier élu à la tête de leur bataillon.

[…] Quel n’a pas été notre étonnement, lorsque nous avons appris que, ne sachant aucunement manier l’épée, notre chef de bataillon cherchait à se consoler de son ignorance en essayant de manier la plume. […]

Citoyen Varlin, permettez-nous de vous dire en terminant que le 193e bataillon vous pardonne, facilement et sans rancune, l’étrange égarement d’esprit auquel vous êtes en proie ; nous concevons, en effet, parfaitement que la transformation subite d’un homme qui quitte les outils qu’il n’aurait jamais dû abandonner pour une épée trop lourde pour ses forces suffirait à elle seule pour tourner des têtes plus solides.

En bon français, c’est du mépris de classe. Eugène Varlin perd du crédit dans son arrondissement. Mais il n’abandonne pas.

À suivre

*

Détail des sources utilisées: 

  • Article d’Eugène Varlin dans Le Réveil : sous forme d’un microfilm à la Bibliothèque nationale de France,
  • Lettre de la huitième compagnie: Archives de la préfecture de police, dossier Ba 1291,
  • Ordre du jour du 23 vendémiaire: Musée Carnavalet (le manuscrit utilisé en couverture de cet article se trouve sur le site du musée, là),
  • La protestation du 193e bataillon contre le commandant Varlin, à la Bibliothèque nationale de France, 4-Lb57 572.