Suite de l’article précédent.
Pour finir, Eugène Varlin explique pourquoi il s’est fait élire commandant.
Je ne sais pas si (ni comment) le texte suivant a été publié. J’y note une rare (chez Varlin, homme des années 1860) référence à juin 1848.
AUX CITOYENS DU 193e BATAILLON
DE LA GARDE NATIONALE
À la suite de la publication d’une lettre que j’ai cru devoir adresser au Réveil, pour rétablir la vérité sur l’intervention de la garde nationale dans la journée du samedi 8 octobre, des protestations se sont élevées contre moi, et surtout contre mes opinions dans plusieurs compagnies du bataillon.
Pour mettre fin à des interprétations équivoques, et surtout pour bien établir que j’avais agi en cette circonstance conformément à la ligne de conduite que je m’étais tracée, et qui avait été acceptée par vos délégués le jour de mon élection, j’ai provoqué une réunion générale du bataillon pour dimanche dernier [le 16, il y a peut-être eu un autre ordre du jour après celui de l’article précédent, modifiant la date de la réunion du samedi au dimanche].
Malheureusement une protestation grossière, publiée et répandue à de nombreux exemplaires au dernier moment, et surtout l’attitude plus qu’inconvenante d’une partie des hommes de la 8e compagnie, sont venues s’opposer à ce que des explications franches et catégoriques pussent se produire entre le commandant et les citoyens qui composent le bataillon. La réunion n’a pas pu aboutir.
Je dois donc recourir à cette lettre pour répondre aux attaques de toutes sortes qui pleuvent sur moi depuis huit jours.
Lorsque, sur l’invitation de quelques amis politiques, j’ai accepté la candidature au grade de commandant du 193e, je n’ai fait que céder à un devoir, celui de concourir dans la mesure du possible à l’établissement définitif de la République.
Nous nous trouvions en présence des Prussiens à repousser, et nous sentions derrière nous tous les éléments de réaction que la révolution du 4 septembre n’avait pas détruits.
Instruits par l’expérience du passé, nous savions quels usages abusifs on peut faire de la force armée lorsqu’elle se trouve entre des mains inconscientes ou peu sincères. Nous devions prendre nos précautions pour que cette nouvelle force militaire, qui allait résulter de l’organisation de la garde nationale ne puisse pas devenir un instrument de despotisme.
Pour cela, nous avons pensé qu’il fallait avant tout que les chefs des nouveaux bataillons soient pris parmi les républicains éprouvés, qui, au milieu des tergiversations du mouvement politique pourraient au moins servir de ralliement aux gardes nationaux et les empêcher de commettre des actes qui pourraient compromettre ou perdre la République.
C’est par ces considérations que, dans d’autres arrondissements, nous avons vu choisir comme chefs de bataillon les noms les plus chers à la démocratie. C’est aussi pour ces raisons que j’ai accepté moi-même la candidature. Mon passé, comme membre de l’Association internationale des travailleurs et les condamnations que j’ai encourues pour cette œuvre répondaient de mon dévouement à la cause de la République démocratique et sociale.
Un incident de la discussion, qui eut lieu lors de mon élection, suffit à lui seul à bien la caractériser. Je me trouvais en concurrence avec un citoyen dont le passé politique présentait de bien plus longs services à la cause républicaine que le mien. Seulement ce citoyen avait, en juin 48, comme artilleur de la garde nationale, combattu le peuple qui se levait affamé, après avoir mis trois mois de misère au service de la République, pour réclamer enfin les réformes sociales sans lesquelles la République n’était pour lui qu’un vain mot.
C’est sur mon affirmation que jamais je ne conduirais mon bataillon se battre contre des républicains, que j’ai été élu.
Les délégués qui m’ont nommé représentaient-ils l’opinion du bataillon ?… Si j’avais pu croire qu’il en fût autrement, je n’aurais pas accepté le mandat.
Comme je l’ai déclaré le jour de mon élection, je ne suis pas homme à agir en aucune circonstance contre mes principes ; et, d’autre part, je n’admets pas qu’un citoyen, quelque grade qu’il ait, puisse conduire d’autres citoyens contre leur gré.
Je ne pouvais donc accepter d’être chef de bataillon qu’à la condition de me trouver en parfaite harmonie d’opinions avec les citoyens dont il était composé. j’ai cru qu’il en était ainsi.
Eh bien ! lorsque le lendemain du 8 octobre, j’ai lu dans tous les journaux que les bataillons réactionnaires de la garde nationale étaient venus spontanément, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, pour réprimer la manifestation populaire en faveur de la Commune, j’ai été profondément affecté par cette allégation, et j’ai pu croire que le bataillon tout entier devait éprouver le même sentiment. Aussi, me considérant comme le représentant naturel du bataillon, le gardien de son honneur et de sa dignité, j’ai voulu rétablir la vérité, de suite, sans attendre une réunion qui aurait été difficile immédiatement.
J’étais loin de supposer, ce que j’ai appris depuis, que dans le 193e bataillon, il pouvait se trouver quelques misérables, disposés à essayer leurs premières balles sur des citoyens français, qui venaient pacifiquement exprimer un vœu ; celui de voir procéder immédiatement aux élections municipales.
Je suis convaincu, il est vrai, que les hommes capables d’une pareille lâcheté sont peu nombreux, et qu’ils sont réprouvés par la presque unanimité du bataillon ; mais il est triste de songer qu’il ait pu même s’en trouver quelques-uns.
Le reproche qui m’a été le plus généralement adressé est, que j’ai voulu faire croire, par ma lettre, que le bataillon tout entier était partisan de la Commune. Il y a là une fausse interprétation de mes paroles.
Voici le fait : en débouchant sur la place de l’Hôtel-de-Ville, des citoyens que notre arrivée paraissait inquiéter nous crièrent en nous interrogeant du regard : Vive la Commune ! Je répondis avec quelques voix du bataillon : Vive la Commune ! En agissant ainsi, mon intention n’était point de faire une manifestation, mais bien de rassurer les citoyens en leur prouvant que nous ne venions pas avec des intentions d’hostilité, puisque, même parmi nous, il y avait des partisans de la Commune. C’est surtout cette attitude que je tenais à établir dans ma lettre, afin que l’épithète de réactionnaires ne nous fût pas applicable.
Qu’une partie du bataillon ait ensuite crié ; vive la République ! vive le Gouvernement provisoire ! je n’avais certainement pas à m’en préoccuper dans ma lettre, attendu que l’existence de la République et du Gouvernement provisoire n’étaient pas en question. Il s’agissait purement de l’élection de la Commune, que le peuple de Paris réclame depuis si longtemps, que les membres du Gouvernement provisoire ont réclamé pour lui tant qu’ils ont été l’Opposition, et qu’ils refusent maintenant qu’ils sont le Pouvoir.
Quant à la critique que j’ai faite du Gouvernement provisoire en terminant ma lettre, ceci est l’expression d’une opinion qui m’est tout à fait personnelle, et le bataillon n’avais certainement pas à me censurer sur ce point.
Si j’avais à justifier, ici, mon appréciation, cela me serait bien facile : comme membre du comité central républicain d’abord, et ensuite comme commandant, j’ai été à même de juger de la résistance que le Gouvernement provisoire a opposé à toutes les propositions héroïques qui pouvaient nous sauver.
Les limites de cette lettre ne me permettent pas de rappeler toutes les mesures que nous avons proposées sur l’organisation de la défense nationale : la levée en masse, la réquisition de toutes les matières propres à la fabrication d’armes et de munitions de guerre, l’organisation de vastes ateliers nationaux pour l’armement et l’équipement des citoyens, dans lesquels on aurait surtout employé les femmes et les enfants, la réquisition de toutes les substances alimentaires et le rationnement général qui aurait assuré l’existence de tous et empêché le gaspillage, le soulèvement des départements par l’envoi de délégués révolutionnaires, etc. Je ne veux pas ici faire le procès du Gouvernement, le temps serait mal choisi pour cela ; mais je tiens à répéter que les citoyens qui réclamaient l’établissement de la Commune faisaient preuve de patriotisme, en cherchant à restituer son initiative révolutionnaire à l’héroïque population parisienne.
L’idée n’a pas été comprise ; l’histoire dira si nous avions raison.
Pour conclure : il est indispensable que cette situation cesse au plus vite. Ce n’est pas au moment où nous avons besoin de toutes nos énergies et surtout d’union pour repousser l’invasion étrangère que de pareils débats peuvent se prolonger sans danger.
Je suis tout disposé à me retirer si je ne me trouve plus en harmonie avec le bataillon ; mais je tiens à le consulter directement.
Donner ma démission et me soumettre à une nouvelle élection légale ne me parait pas un moyen qui puisse assurer l’expression réelle de la majorité, attendu que légalement, l’élection du chef de bataillon se fait par le suffrage à deux degrés.
Puisque la réunion générale du bataillon n’a pas pu se tenir comme je le désirais, je me présenterai à chaque compagnie isolément, qui prononcera après m’avoir entendu. Les voix seront ensuite additionnées, et je me soumettrai à la majorité.
Salut et fraternité
E. VARLIN
Commandant du 193e
Cette lettre date du 19 octobre. Je n’en sais pas plus sur les détails de la suite. Eugène Varlin est révoqué, comme chef de ce bataillon. Lorsque le tableau des bataillons est publié le 1er janvier 1871, le commandant du 193e s’appelle Topin.
Peut-être Eugène Varlin a-t-il eu le loisir d’admirer l’exceptionnelle aurore boréale qui illumina le ciel de Paris le 24 octobre, juste avant la mort de son père le 25…
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La photographie en couleurs de l’aurore boréale sur Paris ne date pas du 24 octobre 1870, comme vous l’avez compris. Il n’en existe pas de photographie, même en noir et blanc (à ma connaissance). Elle est plus récente et vient du beau site de photographies de « Madame Oreille », où je l’ai trouvée. Si je comprends bien, elle a été réalisée un 1er avril. Je remercie Aurélie Amiot de m’avoir gentiment prêté cette image.
Sources du texte
Varlin (Eugène), Aux citoyens du 193e bataillon de la garde nationale, Paris, Imprimerie nouvelle (1870).
Garde nationale de la Seine. Tableau des régiments. Tableau des bataillons. Commandants, capitaines adjudants-majors, lieux de réunion, etc. Tableau des bataillons par secteur, Imprimerie nationale (1871).