Je mets le texte qui suit dans la rubrique « témoignages » avec un peu d’hésitation. La vérité est que je ne sais pas ce qu’il est exactement. Concrètement, c’est un manuscrit conservé à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, dans les papiers du Docteur Louis Fiaux (1847-1936). Louis Fiaux était un médecin, mais il s’intéressait à l’histoire de la Commune, sur laquelle il a écrit un livre, publié en 1879, que j’ai déjà cité, ici, et . La BHVP possède de nombreux papiers de Louis Fiaux, qui s’intéressait à des tas de sujets, et notamment, des papiers liés à une seconde édition de son livre sur la « Guerre civile de 1871 », ainsi que des « Notes de lecture ». La plupart de ces notes ont été prises pendant qu’il lisait tel ou tel livre (on peut trouver l’inventaire de ce fonds en cliquant ici).

Une de ces notes est intitulée « Varlin, par Theisz ». Il n’y a pas de référence. Albert Theisz, alors qu’il était proscrit, à Londres, entre 1871 et 1880, a écrit divers articles pour des journaux français, notamment provinciaux, et je n’ai pas, jusqu’ici, été capable de trouver tous ces articles. Il y en a sans doute eu dans Le Publicateur de Besançon, dont au moins un sur Vermorel. Si vous savez où trouver des exemplaires de ce journal, dites-le moi! C’est peut-être d’un de ceux-ci qu’il s’agit ici.

Le style ressemble beaucoup par endroits à celui du cahier d’Albert Theisz que nous avons retrouvé à Nouméa: l’auteur commence par parler de « Theisz » (à la troisième personne) et passe ensuite à « je »: Varlin discute avec Theisz et nous nous trouvons d’accord.

Si la syntaxe montre qu’il s’agit bien de notes, il me semble que, dans beaucoup de passages, ce soit plus une copie que des simples notes.

Voici ce texte, que je découpe en deux pour davantage de lisibilité. Code couleur: noir = lui (?), bleu = moi.

 

L’exposition universelle de Londres en 1862 fut l’occasion de la première manifestation ouvrière depuis 1861 [1851?]. Il y eut alors quelques erreurs regrettables : timidement plusieurs membres invoquèrent pour remédier au mal social l’assistance du pouvoir impérial. [Les subventions données par le pouvoir impérial aux délégations ouvrières pour se rendre à Londres compromettaient leur indépendance. Les relieurs, dont était Varlin, les avaient d’ailleurs refusées.]

Ce fut une erreur regrettable : mais ils auraient répondu

Primum vivere — deinde philosophari.

Cette tentative n’en a pas moins été l’embryon du mouvement socialiste ouvrier qui a marqué sa place dans les dernières années de l’Empire.

Le manifeste dit des Soixante vint ensuite démontrer la nécessité d’un parti ouvrier indépendant des partis bourgeois — voire même du parti républicain dont on déclarait cependant ne pas se séparer au point de vue politique. [À l’occasion d’une élection partielle dans deux circonscriptions de la Seine en 1864, plusieurs journaux (dont Le Temps daté du 18 février) publient un manifeste signé par soixante ouvriers (dont ni Theisz ni Varlin ne sont), connu sous le nom de « manifeste des soixante », qui est une liste de revendications immédiates et un appel à une candidature ouvrière.]

Proudhon avant de mourir salua ce réveil des travailleurs dans son livre De la Capacité politique des classes ouvrières. [Proudhon — il n’y a aucun doute qu’Albert Theisz était plus proudhonien qu’Eugène Varlin — est mort en janvier 1865.]

Enfin le 28 septembre 1864 à Londres dans une réunion composée d’ouvriers de nationalités diverses, les bases de l’Association internationale des travailleurs étaient jetées.

Les prolétaires s’affirmaient par la formule : L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. [La formule, le mot d’ordre de l’Association internationale.]

Parmi les hommes qui se produisirent dans l’Internationale, il n’en est guère qui aient marqué ce mouvement d’une empreinte aussi accentuée que l’ouvrier relieur Varlin.

Peu éloquent, nullement écrivain, et suppléant à ces défauts par l’intelligence, par un esprit d’entreprise et d’organisation, par un courage, par une énergie de conviction que rien ne pouvait ébranler. Aussi eût-il bientôt conquis sa place dans un milieu composé d’hommes qui n’étaient pas sans valeur pour la plupart.

En 1865 Varlin était envoyé par quelques centaines d’adhérents à la conférence de Londres où il se faisait remarquer. Karl Marx et les autres délégués étrangers apprécièrent aussitôt la valeur du jeune représentant des ouvriers de Paris et actuellement encore, ils conservent pour sa mémoire une vive sympathie. [L’appréciation que rapporte Theisz date des années d’après la Commune. On cite souvent des commentaires énervés de Marx sur les proudhoniens délégués français à cette conférence. Ces délégués étaient Ernest Fribourg, Henri Tolain, Charles Limousin et Eugène Varlin. Marx avait appris à apprécier Varlin.]

En 1866 Varlin assistait comme délégué au premier congrès de l’Association internationale au congrès de Genève.

Au retour il était élu membre du bureau parisien de l’Association avec Fribourg et Tolain.

En 1868 lorsque l’Empire eut commencé contre l’Internationale cette série de poursuites qui dura jusqu’aux dernières heures du régime, Varlin qui avait cessé de faire partie du bureau fut bientôt sur la brèche.

À la première commission condamnée par un jugement qui prononçait la dissolution de l’Association, les Internationaux substituèrent une seconde commission et Varlin fut désigné le premier pour en faire partie. [Voir notre article sur les deux bureaux de Paris et les deux procès de 1868.]

Nouvelles poursuites avec une condamnation plus forte : trois mois de prison et cent francs d’amende.

En appel Varlin présenta cette fameuse défense dans laquelle les accusés pour mettre fin aux suspicions soulevées contre l’Internationale s’affirmèrent hautement républicains socialistes. Et pendant le cours des débats le président du tribunal du[t] rendre hommage à l’intelligence peu commune de Varlin. [Citation du Président: « Taisez-vous, Varlin ; nous savons que vous êtes plus intelligent. » J’ajoute, citant toujours, le commentaire d’un autre des prévenus, Pierre Charbonneau, s’adressant au Président: « J’ai à vous dire que nous pouvons être plus ou moins intelligents, mais que nous possédons tous également le sentiment de la justice ».]

La prison faite, Varlin, Malon et Combault se remirent à l’œuvre les deux derniers plus spécialement pour l’Internationale et le premier un peu partout.

À la suite du Congrès de Bruxelles tenu en 1868 la société des Ouvriers du bronze, dont A. Theisz était le secrétaire, fit appel à toutes les sociétés ouvrières parisiennes pour régulariser leurs rapports et organiser une fédération de tous les groupes. [Le congrès eut lieu pendant que Varlin et Combault étaient en prison à Sainte-Pélagie. Mais Theisz y participa.]

Un grand nombre de sociétés répondirent à cet appel.

Parmi les délégués qui se présentèrent à la première réunion on comptait plusieurs citoyens qui furent plus tard élus membre de la Commission [Commune?] : Avrial et Langevin pour les mécaniciens, Pindy pour les ouvriers du bâtiment, Dereure pour les cordonniers, et Theisz pour les bronziers ; dans les réunions suivantes furent élus E. Pottier pour les dessinateurs, Varlin pour les relieurs. Ce dernier sut rapidement se concilier les sympathies et la considération de ses compagnons [et] fut choisi comme un de deux secrétaires correspondants (A. Theisz était le second), aussitôt que la Chambre fédérale fut constituée et installée place de la Corderie.

Varlin était communiste, aussi entrait-il souvent avec quelques-uns de ses amis et notamment A. Theisz dans des causeries particulières des discussions de doctrines.

Mais ces discussions purement théoriques n’empêchaient pas que nous nous soyons trouvés presque toujours d’accord sur le terrain de l’actualité. Chez lui, si le socialiste avait un idéal qu’il préconisait pour l’avenir, l’homme pratique ne bornait pas son action à la conception de la société pour l’an 2000 ; il s’occupait au contraire de tout ce qui pouvait contribuer dans le temps présent à l’émancipation des travailleurs.

À suivre

*

L’image de couverture est un portrait d’Eugène Varlin par Éloi Valat, issu d’une série dessinée pour ce blog (et dont j’ai déjà publié un dans un article précédent). Encore merci à Éloi!

Louis Fiaux a (aussi) été conseiller de Paris. J’ai trouvé sa photographie dans un album d’élus, sur le site des bibliothèques spécialisées de la ville de Paris, là

Livres utilisés ou cités

Procès de l’Association internationale des travailleurs — Première et deuxième commission du bureau de Paris, Deuxième édition publiée par la Commission de propagande du Conseil fédéral parisien de l’Association internationale des travailleurs, Juin 1870.

Fiaux (Louis)Histoire de la Guerre civile de 1871, Charpentier (1879).