Suite de l’article précédent.

Alix Payen à Mme Milliet

Couvent des Oiseaux, 24 avril 71.

Chère mère,

Je n’ai reçu aucune lettre de toi. Je comptais aller te voir demain, mais ce n’est pas possible. Je crois pourtant que l’on ne tardera pas à faire rentrer le bataillon dans Paris. Nous avons été bien malheureux dans ces horreurs de tranchées ; la pluie ne nous a pas quittés. Tu ne peux t’imaginer dans quel état de saleté de crotte, nous étions tous. J’ai passé la seconde nuit dans mon joli gourbi; malheureusement, comme il était couvert avec des branchages éparpillés, l’eau coulait fort bien au travers. Henri a pourtant trouvé moyen de me couvrir de toutes nos couvertures et de rester, lui, exposé à la pluie…

Nous sommes restés trois jours dans ce cloaque [ce qui correspond à la date de la dernière lettre], et nous y serions peut-être encore, sans les démarches du capitaine. Le mécontentement était à son comble. Sauf deux, tous les officiers avaient disparu. Pas d’escarmouche pour distraire un peu. Un gamin de 18 ans, qui avait un peu trop bu, part comme un trait hors des tranchées pour tirailler. Les coups de feu ne se font pas attendre. Deux des nôtres vont soutenir ce mauvais gamin, et les voilà tous trois courant, se couchant dans la boue, et attirant sur eux une grêle de balles. Nous étions fort inquiets. Ils sont pourtant rentrés sains et saufs ; mais, comme le soir arrivait et qu’on ne nous relevait pas, le bataillon se mutina et déclara qu’il ne resterait pas cette nuit aux tranchées. Songe qu’avec notre séjour au cimetière d’Issy, cela faisait la neuvième nuit dehors [le bataillon est là depuis deux jours avant le 17, c’est-à-dire depuis le 15, cela fait bien neuf jours], toujours sans campement. Le capitaine va lui-même au fort et cette fois on lui dit formellement qu’un bataillon va nous remplacer. Mais rien. Enfin, à dix heures, le capitaine déclare aux hommes furieux que nous partons quand même. Ils avaient trouvé en arrivant la tranchée vide, ils la rendaient de même. Songe que depuis quatre heures les sacs étaient faits et que nous n’avions même plus l’abri insuffisant des gourbis, il avait fallu les dépouiller des courroies et des couvertures qui s’y trouvaient.

Nous voilà donc partis à la nuit noire, par une pluie battante, dans la boue jusqu’au genou, et dans le plus profond silence. A peine quelques balles ont-elles sifflé sur nous. Après une heure et demie de marche, nous étions au fort de Vanves. On ne nous attendait pas ; il n’y avait pas de place. Quelle ruine que ce malheureux fort ! Il n’y a pas dans la caserne deux chambres où l’eau ne tombe pas. Pas de bougies, pas de paille. Les couvertures étaient trop trempées pour qu’on pût s’en servir, de sorte que notre nuit n’a guère été meilleure qu’à la tranchée.

Le matin, des clairons d’un autre bataillon nous ont offert l’hospitalité dans une chambre à cheminée, où un bon feu nous a tout ravigotés. Puis nous repartons pour Issy. Là, Lisbonne [Maxime Lisbonne était chef de la dixième légion ensemble de tous les bataillons du dixième, dont le 153e] à cheval prend la tête du bataillon, pour le conduire aux tranchées de Montrouge. Mais cette fois tout le monde proteste, et nous voilà aux Oiseaux.

Depuis le temps que cette maison sert de caserne, on aurait pu, il me semble, organiser les chambrées ; mais non ; il faut toujours coucher sur le parquet.

Henri a trouvé, pour la cantinière et pour moi, une petite chambre qu’il est parvenu à meubler, sauf les matelas. Impossible de s’en procurer ; de sorte que j’ai dormi sur un lit de fer, directement sur les lames de fer disposées en carreaux ; le matin il me semblait avoir tous ces carreaux imprimés dans le dos ; mais je dormirais, je crois, sur des épines. Aujourd’hui j’ai de la paille à gogo : Lisbonne m’en a donné, à regret, deux bottes, prises sur la nourriture de son cheval.

Cette maison et ce jardin font mon admiration. On ne peut rêver quelque chose de mieux pour y fonder une Colonie. J’ai trouvé dans une cour des monceaux de livres de piété déchirés, brûlés. Peut-être y avait-il là des livres de valeur, mais il y a des imbéciles qui ne s’amusent qu’à détruire. Je dois dire pourtant que tous les volumes que j’ai regardés étaient des récits de miracles idiots ou des exemples de piété pour séminaristes. Je suis bien aise de constater que les hommes de chez nous n’ont commis aucune déprédation ; ils n’ont ni cassé ni brûlé comme avaient fait leurs prédécesseurs.

Jusqu’ici je n’ai pas eu de blessures graves à soigner mais seulement des bobos. On s’adresse à moi pour avoir une épingle, une aiguillée de fil… Je me suis aussi proposée comme écrivain public.

En arrivant ici, Henri a imaginé, pour calmer le mécontentement général, d’organiser un concert au profit des blessés. Le commandant a donné son autorisation ; tout l’État-Major y assistera. Ce ne sont pas les pianos qui manquent. Le poète toqué déclamera quelque chose ; il y a quelques bons chanteurs ; beaucoup savent des chansonnettes ; peut-être notre négresse chantera-t-elle aussi ; puis les pianistes ne manquent pas.

Je vais aller chercher des fleurs pour orner la salle, et ce soir, je ferai la quête. En ce moment la rage des hommes est oubliée, on ne pense plus qu’au concert. Cependant les officiers sont prévenus qu’on nous appellera cette nuit, à trois heures probablement, pour aller à Clamart. J’ai grand’peur que bon nombre s’y refuse et qu’il n’y ait quelque révolte. Ce ne sont pourtant pas des poltrons, mais la fatigue est extrême. De plus, presque tous, retenus d’abord à la caserne du Prince Eugène depuis 23 jours, n’ont pas pu avoir de permission pour aller chercher du linge. Tu peux t’imaginer leur saleté !

Ce qu’il y a de triste, c’est que, si l’on ramène ces hommes à Paris, ils ne voudront plus repartir ; tandis que, si l’on avait eu soin de ne pas les éreinter tout d’un coup, ils ne demanderaient pas mieux que de continuer le service.

L’ambulance n’a pas de blessés ; on les expédie vite à Paris ; il y a seulement quelques hommes fatigués. Du reste ce n’est pas une heureuse idée de mettre une ambulance dans une caserne. C’est un bruit continuel. Un homme de chez nous a les fièvres ; depuis quatre jours le chirurgien promet de faire venir de la quinine, et tous les jours il l’oublie.

Ma compagne, la mulâtresse, est une véritable enfant gâtée, un vrai bébé, qui pleure quand elle est lasse, et qui pourtant ne veut pas quitter son mari. Elle n’a pris le titre de cantinière que pour le suivre, mais maintenant elle renonce entièrement à sa cantine. Elle couche toujours dans une auberge et y mange aussi. Ses manières d’enfant amusent son mari, mais déplaisent à tout le monde. Pour moi, elle ne me déplaît pas. Elle est originale et pas bête, bien qu’un peu poseuse. La femme du capitaine nous a quittés depuis longtemps, par ordre du commandant.

Je suis toujours l’objet des attentions d’une partie du bataillon. Je n’ai rien fait pour cela, mais Henri est si bon garçon, si aimé; c’est à lui que ces soins s’adressent. On ne maraude pas quelque chose de bon, qu’on ne m’invite à y goûter, et je suis sûre que beaucoup se gêneraient pour me rendre service.

Comme j’étais en train d’orner la salle du concert, voilà qu’on me crie : un blessé ! J’y cours. C’est un artilleur, amené par le bon vieux pointeur du Père Duchesne. Une balle lui a traversé le mollet, je crains que l’os soit atteint. Naturellement il n’y a point de médecin. Avec l’infirmier nous faisons un premier pansement. Le pauvre blessé a la fièvre ; il parle sans cesse de ses quatre enfants et de sa crainte qu’on lui coupe la patte. Son vieux compagnon lui remonte le moral de son mieux : « Quatre enfants, dit-il, la belle affaire ! Nous autres, nous sommes neuf garçons sous les drapeaux, et moi qui fais dix. »

Je te quitte, chère mère, sans espérer avoir de lettre de toi, mais je ne tarderai pas à te voir. Je vous embrasse tous bien tendrement.

Il me semble que le fragment qui suit n’est pas une lettre, peut-être un morceau d’un journal tenu par Alix.

… Notre concert a été très varié ; quelques choses fort jolies, d’autres d’un ridicule achevé. Le succès a été pour notre poète qui, bien qu’un peu lancé, a récité de très beaux vers de lui. Notre petite mulâtresse a dit très gentiment une charmante chansonnette, enfin, ce qui m’a fait grand plaisir, un matelot a chanté une des chansons de papa [Félix Milliet était poète et auteur de chansons]. Henri se donnait un mal ! ordonnant tout, veillant à tout. J’ai quêté dans son képi et la recette a été superbe, près de 80 francs. Il était minuit quand tout le monde s’est couché. — À deux heures du matin on sonne pour le départ. La moitié de notre bataillon va occuper les tranchées de Clamart, sous la conduite du capitaine de la 2e compagnie, un jeune Polonais insouciant et paresseux. Henri, me voyant très lasse, m’a fait recoucher, me disant de ne le rejoindre qu’un peu plus tard. Mais dès cinq heures du matin les batteries de Châtillon faisaient pleuvoir sur le fort d’Issy une véritable grêle de projectiles. J’étais à pied, accompagnant un convoi de munitions ; il fallait courir et s’abriter de son mieux. J’atteignis ainsi la gare de Clamart [comme on le voit sur les plans, la gare de Clamart est tout contre les remparts du fort d’Issy], et j’ai vu là un affreux combat d’artillerie. Les trois batteries de Châtillon étaient infatigables et accablaient principalement le fort d’Issy. Celui-ci ripostait, ainsi que Vanves et une canonnière ; mais peu à peu notre feu se ralentissait ; celui d’Issy fut bientôt éteint, sauf une seule pièce. Les Versaillais ont d’excellents pointeurs. Les obus tombent juste ; à peine s’écartent-ils de quelques mètres. Une à une ils démontaient les pièces du fort d’Issy. On voit sauter en l’air les paniers garnis de terre, puis quelques pans de murs s’effondrent avec bruit. Des éclats d’obus sont projetés sur la gare où je suis ; ces éclats arrivent en tournoyant avec un bruit qui ressemble à un miaulement.

Un fourgon et plusieurs hommes du 108e arrivent en courant et zigzaguant. Ils viennent du fort où ils sont allés chercher des vivres. Ils disent que la position n’est plus tenable. Dans le fort 26 hommes viennent d’être tués ou blessés. Je vois un cheval dont le museau a été emporté par un éclat. La malheureuse bête s’élance, fait quelques pas au galop, puis tombe. Le découragement s’est mis dans la garnison du fort et l’on a dû fermer les portes pour empêcher les défections.

Lasse d’attendre à celte gare, je m’engage dans les tranchées ; le commencement est occupé par le 108e, nous sommes tout au bout. Dans beaucoup d’endroits, les talus n’étant pas assez hauts pour abriter un homme debout, on a disposé quelques pierres pour former des créneaux au sommet. Une balle versaillaise s’accroche à l’angle d’une de ces pierres et arrive déchiquetée à mes pieds. Une autre frappe au bout du nez un homme qui saigne comme un bœuf, elle effleure la joue d’un autre et tombe, amortie, sur ma tête. — Le commandant vient nous faire une visite ; il a appris que les portes du fort d’Issy sont fermées, de sorte que nous nous passerons de dîner. Heureusement quelques vieux soldats prévoyants ont une petite réserve, et je suis invitée par eux ; puis le bataillon voisin nous offre quelques pains.

La nuit arrive, la canonnade se ralentit, mais la fusillade commence avec rage ; on dirait un essaim de gros bourdons qui passent sans cesse sur nos têtes. Nous tirons sans relâche, mais les cartouches apportées ne sont pas toutes de bon calibre; puis les fusils ont été trop longtemps exposés à la pluie. En un rien de temps voilà une douzaine d’hommes aveuglés par ces mauvaises tabatières, et leurs fusils hors de service. Inutile de dire qu’il n’y a là ni armurier ni armes de rechange. Je bassine à l’eau fraîche tous ces pauvres yeux maltraités.

Le combat est acharné et notre position devient fort critique ; nous allons manquer de cartouches. Le capitaine fait cesser le feu. C’est maintenant vers le cimetière que se dirige l’attaque des Versaillais. Croyant la tranchée abandonnée, ils s’approchent. Nos hommes mettent silencieusement la baïonnette au bout du fusil. Les Versaillais ne sont plus qu’à 80 mètres. Le capitaine revient à pas de loup ; il a récolté quelques paquets de cartouches, notre dernière ressource. Il commande de faire successivement deux feux de peloton. Cela réussit à merveille. Les Versaillais surpris se retirent à la hâte. Il faut dire que le jour commençait à poindre, ce fut pour nous un puissant auxiliaire.

J’avais une grande angoisse : l’idée d’assister à un combat à l’arme blanche me faisait frissonner. Si l’ennemi avait soupçonné notre dénuement, nous aurions été facilement faits prisonniers.

On vient nous relever. Il faut en s’en allant enjamber le cadavre de l’homme tué cette nuit. On me dit pour me consoler que c’était un garçon sans famille et un assez vilain drôle. Cependant le capitaine est sombre. Cet homme avait refusé d’aller aux tranchées, se disant fatigué, mal chaussé, et le capitaine avait fait appeler deux hommes pour le faire marcher de force.

En rentrant aux Oiseaux, j’ai pu dormir quelques heures.

Il y a eu cette nuit plusieurs blessés. M. Mallet, le mari de la jeune mulâtresse, qui venait d’être nommé sous-lieutenant, a été tué par accident. J’ai la triste mission de ramener sa femme à Paris.

Elle loge en garni chez une horrible femme qui la renvoie brutalement, parce qu’elle lui doit de l’argent. J’ai installé chez moi la pauvre négresse, en lui promettant de revenir le lendemain.

Presque toute la compagnie a obtenu la permission de venir à l’enterrement. La pauvre femme a beaucoup pleuré, sangloté, mais elle est si enfant, si légère, que sa douleur durera peu. Notre poète toqué a vraiment bon cœur, il a promis de payer peu à peu la dette, afin qu’on ne tourmente pas cette petite femme. Henri a fait une quête qui a été très productive. La voilà donc pour le moment à l’abri du besoin. Avant l’enterrement elle a fait déclouer le cercueil pour embrasser encore une fois son mari; il était bien changé déjà.

Le cortège était de huit corbillards.

À suivre

*

La photographie d’A. Liébert, dont je ne connais pas la date exacte, représente les casernes du fort d’Issy, en 1871. Je l’ai trouvée sur Gallica, là.

Livres et articles utilisés

Mémoires de femmes mémoire du peuple, Anthologie réunie par Louis Constant, Petite collection Maspero (1978).