Suite des lettres précédentes d’Alix Payen.
La 153e bataillon a dû pouvoir prendre un peu de repos à Paris. Le fort d’Issy est tombé…
Le 9 mai, Mme Milliet écrit à son mari:
Alix est à Paris, mais elle s’attend à repartir d’un jour à l’autre.
Et, en effet.
Alix Payen à Mme Milliet
Jeudi 11 mai 1871.
Chère mère,
Nous sommes repartis vers deux heures de la caserne, musique en tête, moi en voiture. On avait rattrapé pas mal de réfractaires et leur mauvaise humeur était visible. À Courcelles, on fit une halte, et les hommes commencèrent à se disputer ; mais la musique ayant joué un quadrille, les voilà tous à danser comme des fous.
Cependant, lorsqu’il s’est agi de passer les fortifications, presque toute la 4e compagnie s’est mutinée et a refusé d’avancer, sous prétexte que le bataillon était transformé en corps franc. Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai là-dedans. Enfin cela a fait une scène des plus tristes. Le pauvre commandant était dans une colère atroce ; il pleurait de rage, les traitant de lâches. Moi aussi cela m’indigne ; la voiture s’était arrêtée, j’en saute à bas et traverse le pont-levis. J’entends sur mon passage : « Bravo, voilà une crâne petite femme ! » Et tout le monde franchit les fortifications.
Nous nous sommes arrêtés à une très petite distance, à la porte Bineau. C’est le commencement de Levallois-Perret. Les marchands de vin s’empressaient, se multipliaient, pour servir tout le monde ; mais sitôt que le commandant eut crié que nous passerions la nuit là, changement à vue des plus comiques : les marchands de vin ferment boutique et posent les volets. Heureusement, il y a de belles maisons neuves, avec de nombreux écriteaux d’appartements à louer ; aussi sommes-nous parfaitement logés, quoique dans des chambres sans meubles. La concierge a été d’une complaisance charmante ; elle a mis dans ma chambre une paillasse et un lit de plume. J’ai partagé ce singulier lit avec une nouvelle cantinière. Son mari n’est pas à Paris, et elle fait ce métier par goût, car on la dit riche.
La lettre qui suit (ici et) dans les Cahiers de la quinzaine ne figure pas dans le livre de Paul Milliet — mais certains de ces passages apparaissent dans d’autres lettres de ce livre. C’est le cas pour la phrase en rouge, que nous avons vue dans une lettre du 18 avril, et qui se trouve dans un passage d’autres lettres. Soit Alix a tenu un journal dans lequel elle racontait les mêmes choses un peu différemment, soit son frère a récrit et mélangé ses lettres.
Sans date
Dans la journée, mon gros voyou de Chanoine, qui s’intitule maintenant mon brosseur, m’a emmenée chez sa mère, dans le village de Clichy, assez loin. Il y a un petit passage entre les deux villages, où les obus tombent bien. Nous avons déjà eu beaucoup de victimes à Clichy. La vieille bonne femme a reçu son fils en bougonnant, mais en l’embrassant. Seulement le brave garçon a une famille si nombreuse, tant de cousins avec lesquels il fallait aller boire un verre, que j’ai fini par m’impatienter, et je me suis décidée à m’en aller seule.
Juge de mon inquiétude : la nuit était venue, et je ne savais dans quelle direction aller. Il y a des avenues énormes et complètement désertes. Enfin, de gardes nationaux en gardes nationaux, j’ai fini par retrouver mon bataillon ; mais tu comprendras que c’était difficile, puisque je ne savais quelle adresse donner. Le bataillon, arrivé du matin, ne pouvait pas encore être connu.
Ce matin nous sommes partis par un soleil superbe. Nous sommes dans un fouillis de villas, dont la plupart semblent en dentelle, tant c’est troué. Je ne crois pas que Saint-Cloud soit pis. Nous sommes en plein soleil, près d’une belle barricade garnie de quatre canons. Notre drapeau vient d’être déchiqueté par une décharge de mitraille. Tu juges de la joie de tous : c’est un trophée qu’un pareil drapeau ! On pense déjà au jour où l’on ira à la Commune le porter, pour en demander un autre.
Plus que jamais je suis l’objet des soins et des attentions de tous. On m’a dressé une grande tente et l’on m’a apporté, des maisons abandonnées, un matelas. des tapis, des chaises, des tables, de la vaisselle, et des fleurs en fagots.
Le bataillon est divisé en deux ; il n’y a pas de cantinière avec nous, aussi ai-je aidé à faire la cuisine. Le père Chrétien a rapporté, je ne sais d’où, des choux, de la salade, des petites pommes de terre nouvelles, etc. On vient de m’apporter une année du Magasin Pittoresque, mais je n’ai guère envie de lire. D’autres ont des gravures de mode, des feuilletons coupés dans les journaux.
Le docteur est retourné à la porte Bineau, laissant son sac. Je pense qu’il reviendra pour la nuit. On dit que demain le service des lettres va se faire plus régulièrement.
Bonsoir, chère mère ; je vous embrasse tous trois. Si tu étais malade, ou Paul avec sa porte Maillot, écris-moi, en mettant la lettre au n° 16, cour des Petites-Ecuries. Le fourrier d’ordre va les prendre tous les jours.
A demain un autre petit mot. Je t’embrasse.
Alix
Par contre, la lettre qui suit, et qui comporte quelques points communs avec celle-ci, vient du livre de Paul Milliet et ne se trouve pas dans les Cahiers de la quinzaine. Mon impression est que le texte précédent est un résumé de celui qui suit.
Sans date
Quand nous sommes casernés, les journées me semblent plus longues qu’aux tranchées. Défense aux hommes de sortir, surtout par groupes, car aussitôt les bombes arrivent. L’écurie où nous couchons est également notre salle à manger. Le père Chrétien est toujours notre cuisinier; chacun lui apporte des vivres, et il nous fricotte tout ça. Je t’assure que la devise de la République est mise en pratique parmi nous. Liberté, cela va sans dire; quant à la Fraternité et à l’Égalité, elles ne sont pas oubliées dans notre mess. Voici les convives: deux palefreniers (nous sommes chez eux), le major, le Polonais, capitaine de la 2e, Parelon le poète, Henri et moi, plus le père Chrétien qui mange sur le pouce tout en nous servant. De temps en temps, il ya un invité; hier c’était un Suédois, très bon tireur. À la fin du dîner, on est venu à parler de langues étrangères et c’est curieux combien d’idiomes différents étaient connus dans notre petit groupe: le capitaine Antoine parlait russe et polonais; Swensen suédois et allemand; le major, italien; Henri, espagnol et anglais; Chrétien, arabe. Tous bavardaient à la fois, chacun dans une langue différente; c’était un vrai charivari.
Mon gros voyou de Chanoine qui s’intitule mon brosseur, vient d’obtenir la permission d’aller voir ses parents. Ce mauvais garnement, si brusque et si grossier, n’est plus le même lorsqu’il parle de sa mère; on voit qu’il a pour elle une véritable adoration. Comme il m’a prise en amitié, il veut me la faire connaître et m’emmène à Clichy. En route il me raconte qu’il a dépensé un peu trop d’argent à sa mère et qu’il va être grondé, mais la bonne femme sera bien contente de le voir.
Quelques projectiles tombent sur la route devant nous, puis, une fois dans le village, Chanoine rencontre à chaque pas des amis. Il faut nécessairement boire un verre de vin, et me voilà entrant au cabaret et trinquant. À la fin je me fâche, pour qu’il se décide à reprendre son chemin. Je ne veux pas rentrer tard, Henri serait trop inquiet. Nous voilà enfin chez la mère Chanoine. C’est une grande bonne femme en marmotte, à la figure sévère. Elle accueille son fils en lui disant vous et refuse de l’embrasser; et lui, ce garçon querelleur et insouciant, se met à pleurer comme un enfant. Enfin, tout s’arrange et ils finissent par s’embrasser. Tous deux en mouraient d’envie.
Tu aurais ri si tu avais entendu Chanoine faire de moi un éloge pompeux: « En voilà une crâne petite citoyenne, et qui n’a pas peur. Elle vous manie un mort comme moi ce verre de vin ».
Au retour, comme il avait l’air disposé à faire autant de haltes qu’en allant, je lui dis que je reconnaîtrais bien mon chemin pour revenir seule. La nuit qui tombait rapidement fut bientôt très noire. Quelques bombes passent sur ma tête, c’est sinistre au milieu de cette obscurité, dans une plaine nue, aride, sans un pan de mur, sans un arbre pour s’abriter. Je ne reconnais plus mon chemin; je suis seule, complètement seule dans cette plaine noire; je n’entends aucun bruit que celui du canon qui tonne par intervalles. Je puis bien te l’avouer, chère mère, eh bien la crâne petite citoyenne sentait une émotion qui pourrait avoir quelque parenté avec la peur. Je me mis à courir à perdre haleine… Enfin, voici des maisons, voici des gardes nationaux! — Mais je n’étais pas au bout de mes peines. Pour toute indication, je ne pouvais donner que le numéro de notre bataillon. Où était-il caserné, je ne savais rien. Un brave garde a pitié de mon embarras, il a l’obligeance de me faire visiter je ne sais combien de casernements, sans succès. Enfin j’aperçois le parc d’artillerie qui se trouve à quelques pas de notre poste. me voilà sauvée! J’embrasserais de bon cœur mon guide. Je cours à la chambre, où je trouve mon pauvre gros bien inquiet; puis je redescends dormir avec la cantinière.
*
Levallois, cette fois (même si le nom n’est pas indiquée), et le trou blanc à l’ouest de Clichy qui est sans doute la plaine noire où Alix a eu peur, toujours sur le même plan, qui vient toujours de Gallica.
Livres utilisés
Milliet (Paul), Une famille de républicains fouriéristes II, chez l’auteur (1916).
Mémoires de femmes mémoire du peuple, Anthologie réunie par Louis Constant, Petite collection Maspero (1978).