Suite de l’article précédent.

Le mercredi 19 avril, Mme Milliet écrit à son mari:

[…] Alix va soigner les blessés dans les tranchées, les médecins trouvant qu’il y a trop de danger pour y aller; elle y a passé l’avant-dernière nuit. Louise et moi nous visitons chaque jour les blessés de l’ambulance du Luxembourg, où nous avons été assez heureuses pour rendre quelques services. […]

Ce qui confirme aussi les dates attribuées aux lettres d’Alix.

Alix Payen à Mme Milliet

12 avril (?) [Mercredi 19 avril]

Je sais maintenant ce que c’est qu’un combat : cette nuit on a d’abord laissé les Versaillais s’approcher jusqu’à 300 mètres du mur ; les gardes nationaux avaient ordre de ne pas parler, et c’est lorsqu’ils ont été tout près, que la fusillade a éclaté à travers les créneaux. Jamais, comme tu le penses, je n’avais entendu pétarade pareille. J’étais blottie contre le mur, sous le créneau d’Henri. Les Versaillais se servent beaucoup de fusils de rempart, et l’on entendait cela siffler ferme. Dès que le feu a eu montré la place qu’ils occupaient, nos artilleurs se sont mis de la partie. Quel vacarme, quel chaos ! Pourtant cela n’empêchait pas d’entendre les officiers crier en courant : Nourrissez le feu ! Obliquez à gauche ! Cessez le feu ! — Il ne pleuvait pas. Le temps était clair et les feux illuminaient par instants ces croix [je rappelle qu’Alix et les gardes sont dans le cimetière d’Issy, voir le plan en couverture de l’article précédent], ces pyramides de marbre blanc et les sombres cyprès. Quelle scène étrange! Je ne savais réellement pas si je rêvais ou non.

Cet infernal tapage a cessé tout d’un coup, et le silence parut plus profond, plus solennel. Soudain, au milieu de ce calme, un rossignol s’est mis à chanter. Le contraste était si grand entre ce joli chant si pur, si doux, et ce que nous venions d’entendre, que j’en suis restée toute surprise. Pendant que les balles sifflaient, le petit oiseau était resté caché dans son cyprès ; sans doute il y avait déjà son nid. Les larmes me montaient aux yeux ; il me semblait comprendre le rossignol : il chantait l’amour, la famille, la paix. Ce moment de repos n’a pas été long, et le vacarme a recommencé jusqu’au jour. Personne de chez nous n’a été blessé. Je serais étonnée que les Versaillais puissent en dire autant, car on les voyait distinctement courir à droite et à gauche, sans rien pour les protéger, et notre artillerie ne les manquait guère.

On doit relever le bataillon ce soir ; il sera caserné dans le village d’Issy ; ce n’est pas trop tôt ; tous sont rompus de fatigue. Je pense aller te voir un de ces jours. Je voudrais bien savoir comment va ton rhumatisme et ce que devient Paul. Chère mère, comment fais-tu pour aimer encore des enfants qui te donnent tant de tourments ?

A bientôt, ta fille qui t’aime.

Alix

En effet, Alix s’est rendue à Paris, sans doute le soir même (ce mercredi) ou le lendemain. Elle a dû repartir le jeudi soir. Elle écrit à nouveau à sa mère le vendredi matin. 

Vendredi matin [21 avril]

Tu t’imagines sans doute qu’en te quittant je suis paisiblement rentrée aux Oiseaux [le bataillon caserné dans le village d’Issy, Alix était, dans ce village, à l’annexe du couvent des Oiseaux, qui se trouvait, si je ne me trompe pas, au coin de la Grande rue et de la rue de la Reine, voir le plan en couverture de l’article précédent]. Eh bien, pas du tout.

Le bataillon était parti de la veille et avait passé la nuit aux tranchées du fort de Vanves [Ce n’est pas très loin, voir le plan ci-dessus, où Vanves est écrit Vanvres. Alix parle de la nuit du mercredi au jeudi]. Un petit détachement avait été envoyé pour chercher des vivres, Henri en faisait partie, et j’ai rejoint dans le fourgon des vivres. Ce petit voyage n’a pas été sans émotions, car personne ne savait conduire et nous ignorions le chemin. Mais en fin de compte nous sommes arrivés au fort de Vanves sans accidents.

Henri aurait voulu que j’y aie un logement, mais le commandant du fort a été aimable comme un bouledogue [le commandant du fort de Vanves était un internationaliste nommé Louis Ledru(x)]. En revanche, en arrivant à Issy, Henri m’a présentée à son commandant [Émile Lalande, auteur de la lettre publiée dans l’article précédent], qui m’a reçue le plus gracieusement du monde. Il m’a offert une tasse de café, il m’a fait donner une couverture et une vareuse en blouse. Cet accueil m’a fait d’autant plus de plaisir que ce commandant venait de renvoyer, après une admonestation très sèche, la femme du capitaine ; elle empêchait son mari de faire son service. Ce sont en effet de jeunes mariés et notre capitaine quittait souvent les tranchées pour aller auprès de sa femme. Je t’assure qu’on n’aura pas à nous faire ce reproche. Henri et moi nous en sommes convenus, il n’a jamais l’air de s’occuper de moi, ni moi de lui ; cela vaut mieux. Le commandant Lalande m’a beaucoup plu ; il a une figure encore jeune, des yeux très vifs et très noirs, et des cheveux entièrement blancs. Ce doit être un méridional. Toujours malade, il n’a pas quitté le lit depuis son arrivée à Issy. On le dit très énergique et très brave ; sa physionomie l’indique bien. Puis nous avons gagné les tranchées. Je ne sais pas si Paul les connaît ; c’est en pleine terre glaise. Tu vois d’ici ce que la pluie en avait fait. Pour être abrité, il fallait suivre une petite rigole pleine d’eau, aussi suis-je déjà sale et crottée comme une horreur.

Quelques hommes de notre bataillon sont sortis des tranchées… ils tiraillent avec les Versaillais… Ils ont l’air de jouer à cache-cache. Ils tirent un coup de feu, puis quittent l’arbre qui les avait cachés, pour se mettre à l’abri d’une pierre ou d’un monticule. Les voilà qui rentrent au complet… Nous le croyions du moins, mais on aperçoit dans la plaine un homme qui fait des signaux…

J’aurais voulu aller lui porter secours, mais j’arrive trop tard ; on l’a vu du fort, des brancardiers avec un drapeau à croix rouge le rapportent. Il a la rotule traversée d’une balle et je crois son cas très grave, à cause de la grande quantité de sang qu’il a perdu.

Quelques heures plus tard, comme nous étions à dîner, on signale encore un blessé. Assis dans un champ de luzerne, il faisait de grands signes avec les bras. Pas de brancard, pas de drapeau d’ambulance ! Ma foi tant pis ! Nous voilà partis hors des tranchées, quatre hommes sans armes et moi, sans autre sauvegarde que mon brassard. Comme nous n’étions plus très éloignés de l’homme, le voilà qui se lève tout d’un coup et se sauve comme un lièvre.

Tu conçois notre stupéfaction. Le capitaine nous crie de revenir en courant, et de nous déployer en tirailleurs. Personne n’a tiré sur nous. — Depuis, le même individu a recommencé son manège. Il a un uniforme de garde national. C’était probablement une ruse pour attirer nos hommes à découvert. Représente-toi ta fille courant en zig-zag, sautant pour ne pas accrocher sa robe dans les arbustes, et arrivant enfin au talus, où se tenait, très inquiet, mon pauvre gros, qui me tend la main et m’aide à le franchir.

Les hommes s’abritent dans de petits trous, de petites baraques, qu’ils construisent avec des échalas de vignes. Une couverture forme le toit. J’ai couché dans un de ces abris avec la cantinière. Quelques officiers ont fait comme nous. La nuit s’est passée sans coup de fusil, mais nous avons eu une affreuse tempête de vent et de pluie. Nous pataugeons dans un vrai marécage. Je ne sais pas si l’on va nous laisser encore cette nuit dehors. Il est question de nous faire alterner : une nuit au fort, une nuit aux tranchées.

Nous mangeons tout plein de bonnes choses, que les hommes trouvent dans les champs environnants, de l’oseille, des asperges, des radis… Seulement ce n’est pas très substantiel, et les vivres continuent à arriver très peu [ce passage rappelle un passage du livre de Victorine Brocher — Victorine était cantinière et avait la charge de nourrir ses hommes, ce qui n’était pas le cas d’Alix].

Je suis toujours étonnée des attentions que l’on a pour moi. Ainsi, l’eau pour la cuisine est assez loin, et on n’en apporte que juste ce qu’il faut, mais je trouve toujours le matin une gamelle d’eau pour ma toilette. Aujourd’hui, comme il faisait froid, Chanoine avait même fait tiédir mon eau ! Ce Chanoine est un vrai Parisien du faubourg, gai, moqueur, un peu voyou et bavard comme une pie [c’est un ouvrier bijoutier dont elle a déjà parlé dans une lettre précédente]. Il est très amusant à entendre. Un autre type original, c’est Paul Parelon, professeur au collège de Vanves, très instruit et poète. Il improvise des vers que lui inspire notre situation. Un violent chagrin d’amour l’a rendu bizarre, nos soldats disent un peu toqué. Pour chasser ses idées noires, il a pris la fâcheuse habitude de boire outre mesure. Henri seul a sur lui une grande influence, et le pauvre garçon, tout heureux de trouver quelqu’un qui s’intéresse à lui, confie sa paie à mon mari, le priant de ne lui donner que juste ce dont il a besoin. Cela ne l’empêche pas de se griser parfois, et c’est Henri que l’on en rend responsable.

Ce matin on a tiraillé un peu. Figure-toi que trois gendarmes à cheval sont venus effrontément se loger ce matin dans une petite maison, en face de nous. Je ne comprends pas que le fort n’y envoie pas quelques obus. Nous avons vis-à-vis de nous le plateau de Châtillon…

Je reprends ma lettre après déjeuner. Ton pâté a été le bienvenu, car les vivres ne sont pas encore arrivés. Henri me fait arranger un gourbi auprès de lui. Je crois que la cantinière en a assez de sa première nuit aux tranchées, et qu’elle va coucher au village. Le chirurgien-major va nommer tantôt un brancardier et un porte-sac dans la compagnie. Nous allons enfin être un peu organisés.

Dépose tes lettres cour des Petites-Ecuries, n° 16, où se trouve une boîte spéciale pour le 153e.

A bientôt, je pense, je t’embrasse bien.

Ta fille qui t’aime.

ALIX PAYEN

Mes bottes vont à merveille. Comprends que je ne les ai pas encore quittées. On ne nous relèvera pas encore aujourd’hui. Il y a du mécontentement chez les hommes, à cause de la mauvaise administration, de l’excès de fatigue, et surtout parce que les tranchées sont très mal défendues ; il y a le quart des hommes qu’il faudrait.

Je viens de jeter un coup d’œil à mon gourbi. Il est superbe, plus beau que celui des officiers. Ce sont quatre de mes amis qui me construisent cela.

Notre dernier blessé, le caporal Moulin, est à l’ambulance du Luxembourg. Tu pourras aller le voir. [Mme Milliet et Louise vont visiter les blessés au Luxembourg, voir au début de cet article]

À suivre

*

Le morceau de plan est extrait du même plan de Paris fortifié de 1844 que dans l’article précédent. Il vient donc toujours de Gallica, là.

Livres et articles utilisés

Mémoires de femmes mémoire du peuple, Anthologie réunie par Louis Constant, Petite collection Maspero (1978).