Suite de l’article précédent. Alix est à Levallois. Le texte d’Alix qui suit vient du livre de Paul Milliet. Il n’est pas certain qu’il s’agisse d’une lettre. Certains passages, celui avec le Magasin pittoresque notamment, se trouvent dans un texte reproduit dans l’article précédent.

Sans date

À trois heures du matin, départ pour les tranchées. Quelle promenade! On évite les avenues enfilées presque toutes par des batteries; cependant il faut bien les traverser en courant. Nous avançons par des jardins; quelques pans de mur ont été abattus pour nous livrer passage. Que de ruines! Les maisons sont effondrées, d’autres semblent en dentelle, tant c’est troué; elles ne se tiennent debout que par un miracle d’équilibre et, comme une dérision, on voit des écriteaux pendus à quelque fragment de balcon: Villa à louer. — Les jardins sont labourés par les projectiles, les arbres mutilés, coupés; les serres n’ont plus une vitre, les charpentes en fet sont tordues ou brisées.

Au milieu de cette désolation, les feuilles nouvelles montrent leur joli vert tendre, les fleurs s’épanouissent, les fraises rougissent et les groseilles vertes trouvent des amateurs. Les oiseaux ont pris l’habitude de ces sifflements sinistres et chantent au soleil.

Nous traversons de ravissantes propriétés avec pièces d’eau, mais tout cela dans quel état! — Notre bataillon occupe cinq postes; ma compagnie est devant un grand mur, au bout duquel se trouve une barricade armée de quatre canons. — Comme le soleil semble insupportable, aussitôt on me dresse une tente. L’un m’apporte un matelas, un autre un tapis, puis des chaises, une table, etc., une année du Magasin pittoresque, mais je n’ai guère envie de lire. D’autres ont des gravures de mode, des feuilletons coupés dans des journaux. Enfin on m’apporte un véritable fagot de fleurs. Je suis traitée comme une reine au milieu de ses sujets. Henri est ravi de me voir entourée par tous d’attentions et de sympathie.

Nos hommes mettent les villas au pillage. Le capitaine se fâche quand apparaissent des objets incongrus tels que seringue, parapluie, crinoline. Cela n’empêche pas notre bêta de Chanoine de s’habiller en femme et d’être d’une laideur atroce.

 

Pendant le jour, l’artillerie seule se fait entendre. Nos hommes profitent de leurs loisirs pour visiter les habitations en ruines; je les accompagne. Quel massacre! Bibliothèques, pianos, cristaux, glaces, tout est bouleversé, brisé. Il y avait autrefois des enfants dans cette riche demeure, car on y trouve des livres d’images et de jolis meubles enfantins. — Je vais aussi faire visite aux artilleurs. Leurs coiffures sont pittoresques: ils ont trouvé des chapeaux de paille qui les protègent du soleil, et même force chapeaux de femmes. L’un d’eux est coiffé d’un bicorne de sergent de ville, qu’il met sens devant dimanche, on l’a surnommé Badinguet. Le père Chrétien a adopté la carcasse d’une grande cornette normande doublée de soie bleue. C’est lui qui nous fait la cuisine et, comme les gamelles sont rares, au dîner, il mange dans un pot de chambre en porcelaine, en se servant d’un bout de planchette en guise de cuillère.

Ce matin j’ai écrit pour un soldat une lettre à sa bonne amie. Lorsque j’ai eu fini, un autre s’approche et me dit d’un air de pitié: « Comment peut-on ne pas savoir écrire? Moi, j’ai une écriture qui devrait me valoir le grade de major; voyez plutôt! » Et il me montra une lettre qu’il se disposait à remettre au vaguemestre; je lis en écriture moulée: « À mademoiselle Clarisse, dame du monde ».

La lettre suivante vient bien des Cahiers de la quinzaine. Elle comporte plusieurs passages déjà contenus dans le texte précédent.

Alix Payen à Mme Milliet

Levallois-Perret, vendredi [12 mai]

Chère mère,

… Les jolies villas dont nous occupions les jardins sont le village de Neuilly et, en avant de nous, notre bataillon occupait cette rue Perronet que Paul a eu tant de mal à créneler. Les hommes que nous remplaçons à ce poste nous racontent qu’ils ont écrit une lettre, et l’ont lancée avec une pierre aux lignards, pour les engager à fraterniser. Ceux-ci répondirent par la même voie que cela leur était impossible, mais que les Fédérés feraient bien de ne pas tirer, parce qu’on pourrait facilement les écharper.

La nuit a été assez calme. Chez nous, toute la journée, les hommes s’amusent à visiter les villas et rapportent qui un matelas, qui un tapis ou de la vaisselle. Le capitaine se fâche quand apparaissent des objets incongrus, tels que seringue, parapluie, crinoline, etc. Cela n’empêche pas notre bêta de Chanoine de s’habiller en femme, et d’être d’une laideur atroce. Les coiffures sont pittoresques. Le soleil est si ardent que l’on voit force chapeaux de paille de femmes. Un des artilleurs qui servent les pièces de la barricade s’est coiffé d’un tricorne de sergent de ville, qu’il met sans devant dimanche. Le vieux père Chrétien a adopté la carcasse de soie bleue d’un grand bonnet normand, c’est une vraie mitre ; de plus, il se sert, en guise de gamelle, d’un pot de chambre en porcelaine.

J’ai visité quelques-unes de ces maisons. C’est déplorable : des ruines, et toujours des ruines. Au milieu de tout cela, les jardins fleurissent et poussent à l’aventure. J’ai un bouquet gros comme un fagot. Les fraises rougissent déjà, et les groseilles vertes trouvent des amateurs.

Pendant la nuit, on s’est fusillé comme d’habitude, mais avec moins de violence. Le temps était glacial, nous étions tous gelés. Nous n’avons eu qu’un blessé, atteint légèrement aux deux jambes par un éclat d’obus. A quelques mètres de nous, il y a un homme tué depuis quatre jours. Nous voudrions aller le relever, mais les balles pleuvent sur nous chaque fois qu’on essaie. Comme il est inutile de se faire tuer pour un mort, on l’a laissé là. Ce qui rendait notre position désagréable, c’est que nous avions le feu ennemi à la fois en face et sur le côté gauche.

À quatre heures du matin, le 108e est venu nous relever et nous sommes rentrés à notre casernement de Levallois. Mais nous avons eu beau suivre les jardins, raser les murs, du Mont Valérien, les Versaillais ont vu notre logis, et les obus ont commencé à bombarder le pauvre village. Aussitôt les boutiques se ferment, les habitants descendent dans les caves. Ils visent joliment bien. Nous en étions quittes jusqu’ici pour des vitres cassées, lorsqu’une jeune fille a été tuée dans sa chambre à côté de nous. Le commandant a bien manqué d’être tué par un obus qui a éclaté sous notre porte cochère, sans faire d’autre mal qu’une forte contusion à la cuisse d’un homme.

Ce matin j’ai écrit pour un soldat une lettre à sa bonne amie ! Lorsque j’ai eu fini, un autre s’approche et me dit d’un air de pitié: « Comment peut-on ne pas savoir écrire ? Moi, j’ai une écriture qui devrait me valoir le grade de major ; voyez plutôt. » Et il me montra une lettre qu’il se disposait à remettre au vaguemestre ; je lis en en écriture moulée : « A mademoiselle Clarisse, dame du monde. »

Le texte de cette même lettre dans le livre de Paul Milliet comporte une variante, nettement plus détaillée:

À la nuit, la fusillade commence à travers les créneaux. La position n’est pas bonne, car les balles nous viennent de face et d’autres nous prennent en flanc. — Je n’ai eu à soigner que quelques bobos causés par les fusils qui crachent, et quelques écorchures à des artilleurs.

4 heures du matin

Voilà le bataillon qui vient nous relever. C’est le 108e, et j’ai le plaisir de serrer la main au capitaine Mermet, avec qui nous avons passé certaine nuit pleine de dangers à Clamart. Mais ils ont grand tort de venir aussi tard; il fait déjà jour et notre retour sera aperçu.

En effet on nous a vus. — Il n’est pas facile à un bataillon tout entier de dissimuler sa marche. — Les obus nous poursuivent, ils éclatent autour de nous; chacun se baisse, s’écarte, court, et tout cela en riant, car on s’habitue à tout. Nous rentrons de la sorte au cantonnement.

Mais les longues-vues du Mont-Valérien ne nous ont pas quittés, et l’on bombarde les maisons qui nous ont reçus. Pauvres gens! Jusqu’ici ils avaient été épargnés. Comme ils doivent nous maudire! Chacun descend à la hâte dans les caves ce qu’il a de plus précieux.

Défense de sortir. Les volets sont fermés.; le soir on ne peut allumer ni feu ni lumière. Un obus tombe sur la maison et bouleverse la chambre du commandant. Heureusement il était absent. Personne chez nous n’est atteint gravement, mais il y a de nombreuses victimes dans les maisons environnantes. Parfois, après l’explosion, nous entendons des cris déchirants. Une jeune fille est tuée dans sa chambre à côté de nous. Le commandant a bien manqué d’être tué par un obus qui a éclaté sous notre porte cochère, sans faire d’autre mal qu’une forte contusion à la cuisse d’un homme.

Toujours du livre de Paul Milliet:

Samedi [13 mai]

Pendant la nuit on s’est fusillé comme d’habitude, mais avec moins de violence. Le temps était glacial, nous étions tous gelés. Nous n’avons eu qu’un blessé, atteint légèrement aux deux jambes par un éclat d’obus. À quelques mètres en dehors des tranchées, il y a un homme tué depuis quatre jours. Nous voudrions l’aller chercher, mais chaque fois que nous essayons, nous sommes assaillis de coups de feu et nous devons y renoncer.

Notre drapeau vient d’être déchiqueté par un décharge de mitraille. Tu juges de la joie de tous: c’est un trophée qu’un pareil drapeau! On pense déjà au jour où on ira le porter à la Commune pour en demander un autre.

Le docteur est retourné à la porte Bineau, laissant son sac. Je pense qu’il reviendra pour la nuit. On dit que le service des lettres va se faire plus régulièrement.

Bonsoir, chère mère; je vous embrasse tous trois. Si tu étais malade, ou Paul avec sa porte Maillot, écris-moi, en mettant ta lettre au n°16 cour des Petites-Écuries. Le fourrier d’ordre va les prendre tous les jours. Je t’embrasse.

À suivre

*

La photographie de couverture est une classique image de la Commune d’Ernest Appert, ici la Porte Maillot (où se trouvait Paul Milliet). On la trouve sur Gallica, là