Dans l’article précédent, nous étions arrivés au samedi 13 mai. Alix Payen et le 153e bataillon étaient à Levallois. Les deux lettres qui suivent se trouvent dans les Cahiers de la quinzaine et (pour l’essentiel) dans le livre de Paul Milliet.

Alix Payen à madame Milliet

Neuilly, dimanche 14 mai.

Chère mère,

Nous nous sommes reposés deux jours et ce n’est que ce matin à 3 heures que nous sommes arrivés ici. J’ai fait plus ample connaissance avec le docteur ; nous nous entendons très bien. C’est un homme très comme il faut, et cela change agréablement du reste de la compagnie. Le commandant a pris sous son bonnet d’accepter quatre ambulancières, au grand déplaisir du major et de moi. Le docteur a mal reçu ces femmes, mais il faut bien en prendre son parti. Ce qu’il y a de plus ennuyeux, c’est que, sur les quatre, trois sont de véritables buses, et l’autre une femme envieuse, aigrie, assommante enfin. Le docteur a déclaré qu’en son absence j’aurais seule la disposition du sac et la direction de l’ambulance. Je veux tâcher que cela marche bien, mais il y aura sûrement de l’ennui, à cause de la femme acariâtre et de son mari qui l’est encore plus.

Nous sommes installés dans les écuries d’un splendide hôtel. Les jardins sont magnifiques. La maison est presque toute effondrée. Les écuries sont dans le sous-sol où l’on entre par une pente du côté du jardin. Ce sont de belles boxes, des abreuvoirs de marbre, et c’est meublé d’une manière somptueuse, avec les fauteuils de toutes les chambres ; c’est d’un luxe inouï. On dit que cette propriété appartient au duc de Mouchy. Nous avons des matelas, mais c’est froid.

Bien que nous soyons en seconde ligne, nous distinguons très bien les ruraux. Ceux de la première tranchée ont été interpellés par les Versaillais. Un d’eux a crié : « Payez-vous la goutte ? » Et les gardes nationaux de répondre : « Viens la chercher, cochon ! »

Le soir, avant notre départ de Levallois, nous étions couchées, mais quelques hommes causaient encore sur le pas de la porte, lorsqu’une balle traverse la jambe de l’un d’eux. Le docteur étant absent, c’est moi qui l’ai pansé. Cette balle a dû partir d’une maison voisine. On a fait des perquisitions qui sont restées sans résultat.

Alix Payen à madame Milliet

Lundi matin [15 mai]

Chère mère,

La nuit a été orageuse, mais, Dieu merci, sans grand dommage. Un seul tué et quatre blessés légèrement. Notre maison s’est effondrée sous les bombes, mais notre écurie étant au sous-sol, n’a rien eu. Il y avait défense expresse de tirer : nous avions la garde des munitions, et les obus pleuvaient bien assez. La fusillade n’avait plus le même son. C’étaient exclusivement des balles explosibles [Madame Payen en avait conservé quelques éclats qui avaient traversé le capuchon de son waterproof. Note de Paul Milliet]. Henri était chef de poste et nous n’étions que douze, là où il aurait fallu être trente. Heureusement nos blessés ont pu être apportés pendant qu’il faisait encore jour, car il était défendu d’avoir de la lumière.

Deux des nouvelles ambulancières vont être, je crois, renvoyées ; elles ont eu une peur atroce mais la grincheuse et une autre ont beaucoup gagné dans mon estime. Nos hommes ont été vraiment héroïques, et cependant les Versaillais les excitaient par mille insultes et bravades. Nous montions sans bruit deux pièces de canon, lorsque ces gredins envoient une bombe à pétrole dans la maison que nous occupions. Il fallut déguerpir, et la lueur de l’incendie empêcha nos artilleurs de terminer leur ouvrage. C’était superbe !

Nous avons été relevés ce matin ; nous voici au repos pour 48 heures ; ainsi sois tranquille. Du reste notre major est très prudent, trop prudent à mon avis. Ta lettre m’est arrivée hier, tu penses si j’ai été contente. Ce matin on continue d’entendre la fusillade. Ne compte pas me voir encore ; on accorde difficilement des permissions, et je préfère n’en pas demander. [Si tu m’écris encore par la même voie, je te prie de monter à la maison, et de prendre dans mon armoire une chemise, un pantalon, neuf surtout, et une paire de bas. Si j’ai une occasion, je ferai prendre tout cela chez toi.][le passage entre crochets ne figure pas dans la version « livre »]

Je crois que cette nuit ce sera encore très chaud. J’espère que notre bataillon sera porté à l’ordre du jour.

Adieu, mère. Je vous aime et vous embrasse tous bien tendrement.

Les deux lettres suivantes ne sont pas datées. Je ne sais pas en quel lieu Henri Payen a été blessé mais, d’après une lettre de Mme Milliet ci-dessous, ce devait être vers le 19 mai.

Alix Payen à madame Milliet

Chère mère,

Je viens de ramener mon pauvre Henri sérieusement blessé. Un éclat d’obus lui a enlevé un doigt et bien abîmé un autre ; puis il est entré dans le côté et a traversé la cuisse de part en part. On voulait l’envoyer à Beaujon, mais il a préféré rentrer chez lui, où il sera soigné par le major de notre bataillon, lequel revient aussi ce matin. Je t’écris dans la voiture d’ambulance, je ne sais si tu pourras me lire. — Je t’embrasse et compte sur ta visite.

Alix

Alix Payen à madame Milliet

Chère mère,

Je suis bien en peine de Paul et de vous ; écris-moi pour me dire où il est et ce qu’il fait. N’est-ce pas désolant de ne pas pouvoir être ensemble dans un pareil moment ! Hier matin j’ai été à la marie, où M. Salomon m’a donné une lettre pour un chirurgien. Celui-ci est venu immédiatement. C’est un homme âgé. Il a fait un pansement qui m’a paru très bien fait ; en tout cas, il y a mis beaucoup de soin et d’attention. Le doigt ne pourra pas être conservé. Aujourd’hui il va mettre quelque chose dessus pour faire sortir les esquilles. Les deux autres plaies l’ont effrayé. Il a enfoncé dans l’une une sonde qui a disparu jusqu’à 18 centimètres. Il croit que c’est le même éclat qui a traversé. Enfin je vois que ces blessures, que je considérais comme beaucoup moins graves que celles de la main, ne sont pas sans danger. Ce médecin recommande une propreté extrême. Il faut le changer souvent de linge et tu sais que ce n’est pas facile, mais j’y veillerai avec soin, car l’odeur est déjà horrible.

Hier ce pansement l’avait beaucoup fatigué, et la fièvre était assez violente. Le docteur désire qu’il mange le moins possible, et le pauvre gros se sent besoin ; rien qu’une petite soupe redouble sa fièvre.

Je sais à peine ce qui se passe, puisque je ne sors pas. Notre bataillon est revenu hier matin, quelques hommes sont venus voir Henri. Quant à M. Peraldi, il n’a pas paru ; aussi je lui en veux. Je ne le regrette pas comme chirurgien. Je crois que ce vieux monsieur le vaut bien.

Écris-moi, chère mère, je suis inquiète de Paul. J’ai du noir, je t’assure, et je suis dans une inquiétude mortelle. Je vous embrasse tous bien tendrement.

Ta fille qui t’aime.

Alix

La lettre suivante date sans doute du 28 ou du 29 mai.

Alix Payen à madame Milliet

Chère mère,

Je ne sais si tu es à Paris ou auprès de mon père. Reviens vite, Henri se meurt. Je doute que tu le revoies. C’est horrible ! Je t’en prie, viens. Hier les médecins m’avaient prévenue.

Madame Milliet à M. Félix Milliet

Paris, 30 mai 71.

Mon cher ami, j’ai une bien triste nouvelle à t’apprendre, ce pauvre Henri n’est plus. Il est mort hier [29 mai, donc] à 5 heures [du soir, d’après l’acte de décès] après dix jours de maladie. Alix est au désespoir. Je voudrais l’emmener aussitôt qu’il sera possible, mais je ne veux laisser personne derrière moi, je veux les emmener tous, et il se passera sans doute encore quelques jours avant qu’il soit possible d’obtenir un laissez-passer. Je suis brisée de fatigue et d’émotion. Peu s’en est fallu que nous périssions tous, quand la poudrière du Luxembourg a sauté [le 24 mai].

Henri Payen avait trente-cinq ans. Bien que Paul Milliet soit allé lui-même déclarer le décès de son beau-frère, les informations contenues dans l’acte de décès sont minimales (ni nom des parents, ni date ni lieu de naissance, même pas le nom de son épouse). Rares furent les amis qui assistèrent à ses obsèques, dit Paul Milliet. 

Voici, pour finir, encore un document contenu dans son livre:

ARMÉE DE VERSAILLES

ÉTAT-MAJOR GÉNÉRAL — PLACE DE PARIS

Le chef de poste de la porte de Saint-Cloud laissera sortir librement Madame Milliet, née de Tucé; M. Paul Milliet, son fils, élève de l’École des Beaux-Arts; Mademoiselle Louise Milliet, sa fille; Madame Veuve Payen née Milliet, sa fille, pour se rendre à Rambouillet, par Versailles.

Le présent laissez-passer n’est valable que pour la journée du 1er juin 1871.

Paris le 31 mai 1871

Le Général commandant la Place

H. de Geslin

La suite de l’histoire d’Alix: pour subvenir à ses besoins, elle a travaillé chez des photographes, elle a vendu ses aquarelles, plus tard elle s’est remariée. Elle est morte en 1903.

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Le dessin à la mine de plomb de la barricade de la rue Peyronnet, à Neuilly, en 1871, est dû à Léon Jacque. Je l’ai trouvé sur Gallica, là.