Cet article est paru dans le n°3 du Radical de Jules Mottu, numéro daté du 17 octobre 1871. Comme l’annonce le chapeau éditorial, il est dû à un correspondant anglais. Je n’ai pas vérifié si cet article était paru en Angleterre. 

Le Times a reçu la communication suivante d’un de ses correspondants qui a visité les pontons de Brest et de Lorient :

Le plus grand nombre des prisonniers ayant été internés à Brest, c’est par ce port que j’ai commencé ma tournée.

Les règlements qui régissent les visites à bord des pontons sont nécessairement sévères, mais grâce à l’obligeance de l’amiral Didelot et du général Briand, toutes facilités me furent accordées, et je n’eus plus à accomplir que la traversée de la terre aux pontons, entreprise de quelque difficulté, vu la distance. Quatre de ces pontons sont mouillés au milieu de la baie, au mouillage ordinaire des escadres, et les huit autres s’aperçoivent à peine sous la terre, du côté opposé de la baie.

Outre ces douze pontons, on a converti deux vieux vaisseaux de ligne en hôpitaux, de sorte que quatorze navires en tout sont consacrés à contenir les prisonniers.

En passant le long de chaque ponton, je voyais les ponts couverts de monde comme autant de navires d’émigrants, et, en montant sur leFontenoy, je trouvai les gaillards jusqu’à l’avant occupés par une masse épaisse de ces spécimens du progrès social que j’avais vus pour la première fois, il y a si mois, rassemblés dans les batteries de Belleville et de Montmartre, et plus récemment dans l’Orangerie de Versailles et à Satory.

Le commandant Bréart eut l’obligeance de me faire visiter son vaisseau sur lequel 850 insurgés sont détenus. La moitié d’entre eux étaient sur le pont, s’amusant à jouer aux cartes, au loto et à d’autres jeux, tandis que, dans la batterie, une escouade était utilement employée à un lavage complet. On me dit que les hommes se livraient volontiers à ce travail, comprenant combien la propreté est nécessaire à leur propre bien-être ; aussi ne sentait-on dans les batteries aucune mauvaise odeur : les sabords étaient ouverts, obstrués seulement par des barreaux de bois, et l’air circulait librement dans toutes les directions.

Dans le faux-pont, comme ailleurs, les détenus s’amusaient à divers jeux ou dormaient. Ils sont vêtus pour la plupart de leurs uniformes de la garde nationale, et les effets qu’ils possèdent sont pliés sur une petite planche le long du bord.

Comme l’heure du dîner n’était pas très éloignée, je me dirigeai vers la cantine pour y inspecter les apprêts du repas. Les détenus ont, deux jours par semaine, de la viande fraîche pour dîner, à raison d’une livre par homme, et, deux autres jours de la viande salée ; j’examinai cette dernière, qui est la même que celle que l’on donne aux marins.

À deux repas de la journée, les détenus reçoivent du pain, et au troisième du biscuit. Chaque homme a un verre de vin au dîner. Les jours de la semaine qui ne comportent pas de viande, la ration consiste en légumes et en riz. Les hommes qui ont de l’argent peuvent en outre se procurer des provisions de toutes sortes, apportées par les marchands le long du bord ; de petites boutiques sont aussi installées sur le pont.

Le couchage diffère suivant les pontons ; sur les uns, depuis qu’il y a eu des libérations nombreuses, chaque homme a un hamac ; sur d’autres il n’y a qu’un hamac pour deux personnes, quoique chacun possède une couverture. Sur quelques pontons même, il faut coucher sur le pont avec une couverture seulement.

Par le beau temps, dormir sur le bois n’est pas une chose à laquelle on ne puisse s’habituer, mais il est à espérer que ce mode de couchage sera abandonné avant l’arrivée du froid. Il faut observer d’ailleurs que l’absence est tout à fait une exception et que, là où il n’y a pas assez de place pour prendre [pendre?] des hamacs pour tout le monde, les détenus se partagent en deux bordées pour en profiter une moitié de la nuit.

Le nombre total de prisonniers, à Brest, le 15[?] juin, date du dernier convoi arrivé, était de 10,973. De ce nombre, 1159 ont déjà été mis en liberté, 486 sont à l’hôpital et 196 sont morts. Il y en a donc encore à Brest 9,100 ; les vieillards et les enfants au-dessous de seize ans sont sur un ponton spécial. Les autorités maritimes n’ont absolument rien à faire avec l’examen des prisonniers et la préparation de leurs dossiers ; c’est l’œuvre de capitaines-instructeurs envoyés de Versailles, et qui expédient directement leurs rapports aux autorités militaires dans cette ville. Ces instructeurs ont à peu près fini leur travail à Brest : il n’y a plus que 700 détenus à interroger ; mais l’examen des dossiers à Versailles durera encore quelque temps. Un capitaine-rapporteur, avec lequel j’ai parlé, m’a dit que les 700 qui restent à examiner étaient ceux qui avaient été ajournés par suite de quelques difficultés, contestation d’identité, etc.

De Brest, je me rendis à Lorient. L’amiral qui y remplit les fonctions de préfet maritime, avec cette courtoisie qui distingue les officiers de la marine française, mit un canot à ma disposition, et je me rendis, en commençant ma tournée, à bord de la Vengeance, grande frégate de premier rang, contenant à peu près 500 prisonniers.

Les pontons de Lorient sont au nombre de trois et ont le désavantage de n’être pas, comme à Brest, des vaisseaux à deux ponts. Le faux pont n’y est ni si éclairé ni si bien ventilé ; d’un autre côté le pont a été en partie recouvert d’une toiture et les prisonniers peuvent y stationner, même par le mauvais temps.

On a fait sur ces pontons une installation qui n’existe pas sur les autres et qui consiste en une sorte de grand compartiment avec barreaux au centre du navire, avec un passage en abord où se promènent les factionnaires. Cela permet de surveiller les détenus, et en même temps de laisser toujours les sabords grand ouverts ; une petite pièce de canon en cuivre enfile toute la galerie.

Les détenus étaient occupés là de la même manière que sur tous les autres pontons, et j’aperçus un peintre faisant une esquisse au crayon, fort bien réussie, d’un de ses camarades.

On remarque sur les pontons de Lorient plusieurs différences de détail dans leur régime, comparé avec celui des pontons de Brest, les autorités maritimes de chaque port ayant une certaine latitude pour leurs arrangements. À Lorient, par exemple, les détenus sont partagés en groupes de dix ; chaque groupe a un chef choisi dans son sein et qui est responsable du bon ordre vis-à-vis de l’officier commandant.

Chaque groupe a cinq hamacs, qu’il utilise comme il l’entend. Quelques individus préfèrent coucher sur le pont ; d’autres s’emmatelottent pour le même hamac : on doit reconnaître qu’ici comme à Brest c’est le coucher qui laisse à désirer.

Les rations sont les mêmes dans tous les ports mais le nombre des détenus qui peuvent se promener sur le pont diffère. Ainsi sur le ponton que je visitais, on ne laissait monter que quatre-vingts personnes à la fois, ce qui donnait une heure et demie de promenade à chaque homme ; comme il n’est pas permis de fumer dans les batteries, le moment de liberté sur le pont est fort recherché. Le faux-pont étant moins confortable que la batterie, les détenus y sont remplacés toutes les semaines.

Les capitaines-instructeurs ont fini leur travail à Lorient depuis dix jours et des prisonniers sont relâchés par 10 à 50 par jour, sur des ordres venus de Versailles. Leur nombre primitif était de 1,200 ; il y en a eu 500 de relâchés, mais il y a eu de nouveaux arrivages, en sorte que le nombre total des habitants des pontons en ce port est de 1,050. l’hôpital est dans la forteresse de Saint-Louis, à l’entrée du port, dans laquelle se trouvent aussi environ 200 prisonniers, sous la surveillance de l’autorité militaire.

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La cage de la batterie sur le ponton L’Iphigénie vient de l’hebdomadaire L’Illustration, je l’ai photographiée dans le volume de la Bibliothèque nationale de France.