Suite du récit d’Émilie Noro.

Les Temps nouveaux, 18 janvier 1913

II Au Châtelet

Je ne sais à qui s’adressèrent mes deux soldats en arrivant au Châtelet, où régnait le plus grand désordre, mais ce ne fut qu’après de longs pourparlers avec les uns et avec les autres qu’on nous indiqua le foyer où nous montâmes par des escaliers et de longs corridors sombres; bientôt nous fûmes à la porte.

Au moment où elle s’ouvrit je crus voir flamboyer l’infernale inscription du Dante: Voi chi entrate Lasciate ogni speranza [Lasciate ogni speranza voi ch’entrate — vous qui entrez laissez toute espérance].

Le foyer regorgeait de prisonniers de toutes sortes, hommes, femmes, enfants, combattants, non combattants, ouvriers, bourgeois, les uns fébriles, agités, les autres accroupis, mornes et abattus ou accotés à la muraille et les mains crispées voilant les faces convulsionnées, ou se tordant l’une sur l’autre, sur l’ensemble des visages, il y avait comme une longue liste de toutes les impressions terrifiantes qui puissent troubler le cœur humain, noblesse, dédain, indifférence, fureur, hébétement, résignation, atonie, tout, même en quelques coins le cynisme gouailleur du Gavroche parisien.

On eût dit l’immense atelier d’un sculpteur esquissant d’innombrables statues du désespoir.

Et tout cela éclairé par les dernières heures d’un jour sombre et blafard.

À cet aspect, j’eus comme un affolement de terreur et lorsque je vis s’éloigner les deux soldats qui m’avaient amenée dans cet enfer, il me sembla que tout m’abandonnait; ces hommes qui étaient venus m’arrêter chez moi sans motif et sans ordre, me paraissaient au milieu de cet effroyable chaos, comme deux protecteurs.

— Oh! leur criai-je, ne partez pas, il n’y a que vous qui sachiez pourquoi on m’arrête, et si vous n’êtes plus là pour le dire, on va croire aussi que j’ai pris part aux incendies.

Mes paroles se perdirent, ils étaient sortis.

Il n’y avait, à ce moment, ni bureau, ni ordre, ni rien, cependant comme la nuit arrivait, nos vainqueurs finirent par installer une table de cuisine et deux bougies, et l’on commença la liste des prisonniers.

Pendant ce temps, mes deux soldats, qui ne savaient plus sortir du Châtelet, qui n’avaient pas de mots de passe, erraient dans les corridors, montant, descendant, et cherchant une issue quelconque; ils donnèrent droit dans ce tribunal embryonnaire.

— Que faites-vous ici, leur demanda un officier de gendarmerie?

— Nous venons d’amener une prisonnière.

— Où est-elle?

— Au foyer.

— Allez la chercher.

Les deux hommes revinrent et crièrent de la porte: « Où est la dame que nous venons d’amener ici? »

Je m’élançai vers eux et nous arrivâmes devant le bureau qui achevait de s’improviser au fond d’un couloir. Une dame était déjà là.

— Votre nom, lui demanda-t-on?

— Madame Régère.

— Pourquoi avez-vous été arrêtée?

— J’ai été arrêtée comme suspecte.

— C’est bien.

Puis, passant à moi, ils me demandèrent mon nom que je donnai.

— Pourquoi cette femme a-t-elle été amenée ici, firent-ils aux deux soldats restés à mes côtés.

— C’est la femme d’un commandant de la Commune.

— C’est tout ce qu’il y a contre elle?

— Oui.

J’eus un moment d’anxiété terrible: sur la table s’étalaient des papiers, des journaux, des affiches, et, parmi ces dernières, l’une d’elles qui avait été placardée dans toutes les rues du IVe arrondissement et qui portait en gros caractères la signature de mon mari [je n’ai pas (encore) trouvé trace de cette affiche, peut-être liée à la lettre de Jean-Baptiste Noro parue dans le Journal officiel du 12 mai].

Je l’aperçus de suite et je tressaillis, cependant il ne vint pas à l’idée de déguiser mon nom.

Enfin, ils répondirent leur éternel: « C’est bien », et un gendarme nous ramena toutes deux dans les couloirs qui avoisinaient le foyer. Des factionnaires furent placés, et un capitaine d’infanterie vint surveiller le tout en se promenant de long en large.

Toute la nuit, ce furent des allées et des venues; on amenait des bandes entières de prisonniers; on en emmenait d’autres pour aller à l’interrogatoire. La plupart de ces derniers n’en revenaient pas.

Où allaient-ils? Nous le sûmes plus tard. Si les murs de la fenêtre [un mot mal lu, peut-être « secrète »] et exécrable caserne Lobau pouvaient parler, nous apprendrions les détails de cet abattage en grand, et si le square Saint-Jacques, érigé en charnier, pouvait rendre ses morts, nous retrouverions là ces co-détenus de la première heure.

Du Châtelet, on entendait à travers cette horrible nuit le crépitement des chassepots et le déchirement des mitrailleuses, nos doutes se changeaient en certitudes.

Et nous nous attendions tellement, Mme Régère et moi, à faire partie d’une de ces fournées macabres, que les épouvantements de l’incertitude finirent par nous abandonnes, nous prîmes notre parti de la mort; par instants, nous pensions être le jouet d’un cauchemar dont notre dernière heure allait amener la fin; par instants aussi nous pensions être éveillées et saines d’esprit, mais enfermées dans une immense ronde de fous furieux dont l’insanité dominante était « la tuerie ».

Accroupies toutes deux sur les dalles, nous nous faisions nos dernières confidences.

— Moi, me disait Mme Régère, j’étais à Bordeaux, je suis venue à Paris pour mon petit garçon; mon mari était membre de la Commune [Dominique Régère était élu du cinquième arrondissement, lui-même fut arrêté plus tard] et je porte enroulée sous mon corsage son écharpe rouge, ils la trouveront sans doute quand ils m’auront tuée.

— Moi, répondais-je, mon mari est chef de bataillon; il est jeune et enthousiaste; s’il n’est pas mort déjà, on le tuera aussi sans doute, et comme nous n’avons pas d’enfant, de toute notre jeunesse, il ne restera rien. Je suis ennuyée parce que, ne pensant pas que l’on allait me fusiller, je n’ai pas pris le temps de changer de linge.

Et une partie de la nuit s’écoula, ramenant sans cesse la conversation sur ce sujet qui, peu à peu perdait son air lugubre. Comment, quand et où nous allions mourir.

Au foyer, c’était toujours le même tableau, toujours les êtres qui se succédaient, reprenaient les mêmes aspects désespérés, les combattants, les vrais communeux, avaient, eux, des airs d’indifférence farouche, mais les innocents, les arrêtés par erreur se tordaient les mains et s’arrachaient les cheveux. Quelques-uns avaient le désespoir comique.

L’un de ces derniers, un Monsieur bien vêtu, que son pince-nez avait peut-être fait arrêter comme journaliste, poursuivait le capitaine d’infanterie qui continuait sa promenade les mains derrière le dos.

Les temps nouveaux, 25 janvier 1913

— Mais je vous assure, Monsieur le capitaine, que je n’ai rien de commun avec la Commune, je ne suis pas avec toute cette canaille, je suis un ancien barbiste [ancien élève du collège Sainte-Barbe, ce qui d’ailleurs ne prouve rien: Maxime Vuillaume en était un, lui aussi…], je…

— Foutez-moi la paix avec votre barbiche, grognait l’officier.

— Mais c’est une erreur Monsieur, un homme comme moi ne peut pas pas être confondu avec ces voyous, avec ces brigands faites-moi reconduire chez moi.

— Foutez-moi la paix, nom de Dieu, ou je vous fais filer avec la fournée.

— Mais…

— Pas de mais, nom de Dieu!

Et le barbiste s’arrêtait pour recommencer cinq minutes après ses doléances. À la fin, le capitaine exécuta sa menace et l’envoya continuer ses récriminations avec les mitrailleuses de la caserne Lobau.

Cependant, le groupe des femmes arrêtées s’était augmenté. Nous étions transies, la plupart dans un état effrayant, salies et défigurées par la fatigue, par la boue, par les immondices que la populace nous avait lancées, et nous mourions de faim.

Vers le matin [le matin du vendredi 26, si j’ai bien suivi], quelques-unes d’entre nous s’adressèrent aux sentinelles afin de pouvoir se procurer du pain, mais des ordres sévères étaient donnés et les sentinelles ne répondirent pas même par un signe.

Et de l’eau. Ceux qui ont éprouvé une angoisse quelconque et qui savent combien la soif se développe et s’accroît dans les moments de grande anxiété, peuvent se figurer quel était notre supplice. Nous demandions du pain à nos gardiens qui ne répondaient pas, ce fut la soif qui nous ferma la bouche. Peu à peu, les demandes cessèrent, nos lèvres enfiévrées ne laissèrent plus échapper que quelques soupirs de loin en loin; le jour se leva brumeux sur cet assemblage d’êtres informes et stupéfiés qui n’avaient plus rien de féminin.

Une prostration terrible s’était emparée de toutes ces femmes, une espèce de coma indéfinissable planait sur ce groupe étrange et le dominait; les longs cheveux descendaient sur les fronts hâves, emmêlés, crépus, tordus, ou raides comme des baguettes de tambour; sur le blond délicat, sur le châtain ardent, sur le noir fauve la sueur et la poussière avaient jeté une teinte uniforme et grise; il n’y avait plus ni tête blonde ni tête brune, il n’y avait qu’un écheveau sale et d’une couleur sans nom qui encadrait comme un vieux crêpe ces yeux vitreux et ces regards éteints. La fièvre avait crevassé ces lèvres roses qui semblaient alors couvertes d’écailles blanchâtres, au coin de quelques bouches l’écume s’était séchée en traçant autour du menton deux sillons verdâtres; une odeur froide, âcre, leucorrhéique, s’échappait de ce groupe et montait comme une vapeur délétère sous laquelle s’affaissait tour à tour et s’accroupissait dans l’informité du tas chacune de celles qui, restées debout, essayaient de réagir.

La nuit avait été longue, la matinée sembla sans fin.

Aucune pensée n’habitait plus nos cerveaux embrouillés, nous étions là toutes comme des brutes n’ayant plus de la vie, de ce qui se passait autour de nous, des événements dont nous étions le jouet, que l’idée incertaine, le pâle et inconscient besoin des acéphales.

L’éternité de ce matin dura jusqu’à onze heures.

Ainsi que le garçon boucher éveille à coups de fouet son gibier d’abattoir, les soldats, à coups de crosse, dissipèrent l’engourdissement général et l’on nous fit descendre sur le quai où les prisonniers furent divisés en deux immenses groupes: les femmes d’abord, les hommes ensuite. Quelques-unes des femmes avaient avec elles leurs enfants.

On nous fit sept par sept nous donnez le bras et à chaque bout de ces files un chasseur à pied, le fusil chargé et la baïonnette au canon, régla la marche. Nous partions pour Satory.

(À suivre)

*

L’image de couverture représente des « incendiaires » emmenés, non au Châtelet mais au Luxembourg. Elle est parue dans Le Monde illustré du 17 juin 1871, et ce journal est sur Gallica, là