Voici donc le premier épisode du récit d’Émilie Noro.

Les Temps nouveaux, 11 janvier 1913

Le récit que nous publions n’est que la relation exacte, la sténographie pour ainsi dire de la douloureuse narration d’une des victimes de la réaction bourgeoise de 1871. L’imagination du romancier n’a rien à faire dans les pages qui vont suivre et tout ce que nous racontons est rigoureusementabsolument vrai. Seulement, nous tenons à en avertir le lecteur, car pour tous ceux qui n’ont pas assisté à la semaine sanglante, ces faits paraîtront invraisemblables.

C’est la Vérité, l’exacte VÉRITÉ, et elle est assez terrible, elle n’a pas besoin de l’indignation du poète et des fouets de Némésis pour être vengeresse.

C’était le jeudi de la dernière semaine de mai [mercredi ou jeudi dit l’article de La Revue blanche].

Depuis la veille, les troupes occupaient le IVe arrondissement et, en même temps que les détonations des fusillades sommaires, le sifflement et l’éclat des obus qui se croisaient au-dessus des maisons habituellement si tranquilles de l’Île Saint-Louis, affolaient les femmes et les enfants qui quittaient à la hâte les étages supérieurs pour se réfugier dans le bas des maisons où ils se croyaient plus abrités.

Comme je demeurais au premier, dans un ancien et vaste appartement précédé d’un grand vestibule, j’étais entourée par un groupe de voisines dont chacune apportait son mot ou ses lamentations, ses espérances ou ses terreurs, chacune aspirant à la fin de cette situation effroyable, dût cette fin être la mort pour tous.

Pour moi, j’étais fébrile, inquiète, surexcitée, j’affectais un calme qui était loin de mon âme et à chaque instant s’échappait quelque chose des angoisses terribles et des appréhensions qui m’obsédaient. Où était mon mari? Allait-on me rapporter son cadavre sanglant?

À chacune des détonations je me sentais défaillir et je me disais: « Peut-être est-ce lui qui tombe frappé en ce moment ».

Vers midi, une voiture à bras, traînée par quelques soldats, descendit la rue et il fut ordonné à chacun de descendre les armes qu’il avait chez lui.

Mes portes étaient grand ouvertes. J’entendis au même instant, dans le large escalier, un bruit de fer et le pas des soldats qui résonnait sur le sol. Une voix demandait si ne demeurait pas dans la maison le chef d’un bataillon fédéré. Et comme je m’avançais en répondant: « Oui, Monsieur, c’est ici », un sergent et quatre chasseurs à pied entrèrent en croisant la baïonnette.

Mes voisines étaient parties et j’étais seule; ce déploiement de force, ces armes en avant et ces airs furieux pour entrer chez une femme avaient quelque chose de si grotesque que je ne pus m’empêcher de sourire.

— Où est votre mari, hurla le sergent?

— Je n’en sais rien.

— Il a fait comme les lâches, sans doute, il s’est sauvé?

— Vous pensez bien, Monsieur, que c’est de la bêtise et non de la bravoure qu’il montrerait en rentrant chez lui pour se faire arrêter. D’ailleurs, le combat n’est pas fini.

— C’est assez. Vous avez des armes ici?

J’indiquai quelques vieux fusils de rechange qui gisaient dans un coin ainsi que quelques paquets de cartouches d’armes transformées; les soldats s’emparèrent aussi de différents effets et de vêtements destinés aux hommes du bataillon.

Pendant ce temps le sous-officier, tout en tourmentant les quelques poils de sa moustache naissante, examinait l’atelier d’un air aussi insolent que curieux.

— Et cet obus, fit-il en montrant sur la cheminée un énorme obus Krupp ramassé intact après sa chute et déchargé, voilà ce que vous vous proposiez de nous lancer.

Cette idée de lancer un projectile que deux femmes de ma force n’auraient pu soulever d’un millimètre me fit hausser les épaules.

— Et ces fleurets, et ces masques?

— Ces fleurets appartiennent à un ami qui fait de l’escrime ici. Je vous prie de ne pas les enlever.

— Toutes les armes que nous trouvons nous appartiennent.

Et ils s’emparèrent non seulement des armes mais des vêtements de mon mari, de sa longue vue, d’une gibecière de touriste, etc., prétendant que tout ce qui avait appartenu à un soldat de la Commune avait servi contre eux.

Enfin le sergent s’arrêta devant une décoration encadrée, souvenir d’un de mes oncles.

— Comment, Madame, cria l’imberbe sous-officier, votre mari a eu l’insigne et brillant honneur d’être décoré de la Légion d’honneur et il traîne sa décoration dans la fange et dans la boue.

Cette fureur comique augmenta mon sourire et je ne pus m’empêcher de répondre:

— Non, Monsieur, mon mari n’est pas décoré, il n’a que vingt-sept ans [né le 11 septembre 1841, il avait presque trente ans] et n’a que faire de la décoration.

Puis, je ne sais plus à quel propos:

— Je suis du quartier, me dit-il, je suis le neveu de M. Randon, et c’est pourquoi je tiens à venger les honnêtes gens de l’oppression de la crapule.

— M. Randon, ah oui! je connais, c’est lui qui m’a vendu le vin que j’ai à la cave, et je n’en suis que médiocrement satisfaite.

— Je regrette que mon oncle ait pu vendre du vin à de la canaille de votre espèce, lui qui sert des gens si honorables, des fournisseurs de l’armée.

— Surtout, Monsieur, parlons de l’honorabilité des fournisseurs de l’armée, elle est, en effet, proverbiale.

— Ah! c’est ainsi que vous le prenez, eh bien je vais vous emmener au milieu de tout le quartier.

— Oh, Monsieur, je n’ai pas honte.

— C’est bien. Soldats, emmenez cette femme à la place.

Tandis qu’ils achevaient de dévaliser l’atelier je passais à la hâte mon waterproof et mes bottines et j’ajustais mon chapeau. Je pensais, n’ayant même jamais causé politique, n’ayant commis d’autre crime que d’être la femme d’un défenseur de la Commune, qu’il s’agissait d’une simple visite au commissaire de police. Que sais-je? Mais mon arrestation ne pouvait durer plus d’un moment.

C’est ici que l’odyssée commence.

Les Temps nouveaux, 18 janvier 1913

L’Île Saint-Louis était déserte, la Cité n’était occupée que par des soldats qui nous laissèrent passer sans trop m’invectiver. Quelques lazzis à ceux qui m’emmenaient tels que: « Es-tu veinard, toi, d’arrêter une chique payse comme ça » — « Tu as trouvé ton affaire », etc. Et ce fut tout.

Mais de Notre-Dame on nous renvoya au Châtelet et du Châtelet à la place Vendôme, et lorsque nous eûmes passé les ponts, lorsque nous arrivâmes sur les quais et dans la rue de Rivoli!… Alors je compris.

Sous le ciel gris et sombre, d’immenses volutes noires se déroulaient de tous les points de Paris: le grenier d’abondance, l’Hôtel de Ville, l’Assistance publique, le Ministère des Finances, les Tuileries s’écroulaient sous les flammes ardentes qui léchaient leurs murailles, vomissant par toutes les crevasses de leurs flancs effondrés des torrents de fumée. Les derniers obus de la Commune agonisante ravivaient encore l’atmosphère brumeuse. Les pelotons versaillais s’entrecroisaient, cherchant, fouillant, perquisitionnant, fusillant à la hâte pour recommencer plus vite. Autour d’eux, la foule grouillante, cette foule cynique, ignoble, cruelle et lâche, l’abjectio plebis [rebut de la populace, vient d’une version latine des Psaumes], cette basse canaille qui crie à tous les Césars panem et circenses [du pain et des jeux], qui applaudit à tous les succès, qu’ils soient criminels ou héroïques, qui insulte à tous les malheurs, qui hurlait huit jours auparavant « Vive la commune », hurlait maintenant: « Vive l’Armée — À mort les Communeux! »

Et quand un prisonnier passait, ces groupes éhontés entouraient le peloton, battaient des mains et crachaient à la face de celui qui allait mourir en montrant le mur où il fallait l’adosser.

À peine étais-je arrivée sur le quai, entre les soldats qui me conduisaient, que déjà cette meute se jetait sur moi:

« Une pétroleuse, une pétroleuse! À mort! Il faut la fesser avant de la fusiller! Arrachez-lui ses jupons! Tuez-la ici! »

Et malgré les deux soldats qui croisaient la baïonnette pour me protéger contre cette horde, je voyais les poings se tendre menaçants vers moi, les bouches grimaçantes rouler des flots de leur infâme salive à mon adresse, et les yeux abêtis par l’ivresse épileptique du sang me lançaient des éclairs de fureur.

Un peu plus loin, une grosse femme à la face enluminée monta sur un banc pour me voir passer et, me montrant le poing, s’écria:

« Elle a des bottines, cette putain-là! elle a des bottines, tandis que les honnêtes femmes sont pieds nus. À mort la pétroleuse! »

Oh! cette rue de Rivoli!

En arrivant près du Châtelet, les groupes devenaient encore plus épileptiques et plus sanguinaires. C’était le centre de la terreur réactionnaire. On criait: « À mort! » et les chassepots partaient tout seuls.

Un tourbillon passa près de nous. Un grand jeune homme à la barbe et aux cheveux noirs était entraîné par les soldats. Une voix s’éleva de la cohue:

« C’est Jules Vallès! C’est Jules Vallès! À mort! »

Je le vis rejeter la tête en arrière, élever un bras et tomber en criant: « Vive la République! », en même temps que la crépitation de vingt coups de fusils me déchirait les oreilles.

— Ô mon Dieu! fis-je à mes deux soldats, arrêtez-vous, car si nous passons au milieu d’eux, ils vont aussi me tuer.

Et comme la foule bestiale se jetait sur le nouveau cadavre pour se repaître à son aise des dernières convulsions du prétendu Vallès, nous pûmes traverser la place presque inaperçus.

Puis les menaces et les injures recommencèrent jusqu’à la place Vendôme. Les deux soldats qui me conduisaient étaient deux braves garçons restés dans l’armée de Versailles parce qu’on les y avait mis et ne comprenaient rien à la Commune et rien à l’Assemblée. Ils étaient terrifiés. Plusieurs fois ils durent croiser la baïonnette et menacer la foule qui voulait me mettre en morceaux.

À l’état-major on nous renvoya au Châtelet; mais pour éviter la foule, je priai mes deux gardes de passer par la rue Saint-Honoré, ce qu’ils firent. J’était anéantie et brisée par ce long calvaire de la rue de Rivoli; mes jambes ne me portaient plus. Je les récompensai en leur offrant quelques sous pour se rafraîchir devant le premier liquoriste que nous rencontrâmes sur notre chemin. J’eus un instant l’idée de leur donner un peu d’argent pour qu’ils me laissassent en liberté. Je ne puis me rappeler ce qui m’empêcha de mettre cette idée à exécution.

Enfin nous arrivâmes au Châtelet.

(À suivre)

*

L’image de couverture représente une des exécutions d’un malheureux pris pour Jules Vallès en mai 1871. Peut-être celle qu’a vue Émilie Noro. Elle vient du livre L’enterrement de Jules Vallès, d’Éloi Valat, auteur que je remercie, encore une fois, avec grand plaisir.