Suite du récit d’Émilie Noro.

Les temps nouveaux, 25 janvier 1913

III – La route de Satory

Le temps était complètement couvert et brumeux, une pluie fine et serrée tombait et les quais étaient presque déserts [il a plu à Paris les 26, 27 et 28 mai]. Les rares passants s’éloignaient craintifs, et les chasseurs à pied qui formaient notre escorte semblaient avoir conscience du rôle odieux qu’ils remplissaient, ils marchaient silencieux en serre-files de chaque côté de la longue colonne des prisonnières et des prisonniers.

Cette première partie du chemin sur les quais de Paris est restée dans ma mémoire comme entourée d’un brouillard. De temps en temps nous croisions des détachements de soldats, fantassins ou cavaliers, de femmes traînant des pompes, et à travers le rideau de brume et de pluie, ces groupes prenaient des formes et des aspects tellement indécis que je me croyais transportée au milieu d’un récit fantastique d’Edgard Poë. Nous allions sept par sept et nous donnant le bras par ordre, ce qui nous mettait dans l’impossibilité de relever le bas de nos robes qui balayaient les pavés inondés. Il nous était défendu de nous retourner et nous savions que celles qui tomberaient ne se relèveraient plus.

Nous pensions d’ailleurs que l’on nous menait fusiller et chaque fois que nous apercevions un terrain vague d’une certaine étendue, nous nous disions: « C’est là que nous allons mourir. » Mme Régère, qui marchait à côté de moi, avait un parapluie qui nous abritait un peu et elle avait prêté un « en tout cas » [d’après le Littré, Espèce de parapluie qui est plus petit que la forme ordinaire des parapluies et un peu plus grand qu’une ombrelle, et qui sert à abriter de la pluie ou du soleil] à une autre de nos compagnes, mais on nous les fit fermer.

Les Temps nouveaux, 15 février 1913

Dans la colonne qui venait derrière nous, celle des hommes, c’était autre chose; un mot, un geste, un arrêt, était puni de mort. Quelques-unes des femmes qui étaient parmi nous avaient leurs maris dans cette seconde, à chaque coup de feu, elles blêmissaient, terrifiées et folles d’angoisse.

Quant aux spectateurs, ceux qui avaient encore quelque chose d’humain, ils se taisaient ou s’enfuyaient car une marque de sympathie les eût amenés dans nos rangs. Pourtant, il y en eut un, un marchand de mercerie de Passy — j’ai souvent regretté de ne pas connaître le nom de cet homme courageux — qui brava les défenses de notre escorte et qui distribua aux prisonnières une quantité de paires de bas [dans La Revue blanche, Émilie Noro parle d’une femme qui a demandé à ce bonnetier de lui vendre des bas, à la suite de quoi il en a distribué].

À Auteuil, les chasseurs à pied se retirèrent et ce fut de la cavalerie qui nous conduisit; il fallut alors marcher aussi vite que les chevaux à travers les chemins coupés de tranchées, hérissés de travaux de défense, inondés de flaques d’eau; dans la terre délayée par la pluie, nous enfoncions jusqu’aux genoux; les robes et les jupons s’en allaient par lambeaux, les chaussures s’éculaient, se déchiraient ou restaient envasées dans les cloaques; aussi, à mi-chemin, une quantité de femmes étaient pieds nus.

Il y en avait une qui portait encore une crinoline, et comme le bas de ses jupons était emporté, on apercevait les cerceaux; quelques gamins se glissaient dans les rangs et mettaient les pieds dessus, et la malheureuse était obligée de s’arrêter, alors les soldats la mettaient en joue, les files qui venaient derrière elle la bousculaient et les injures, les coups de crosse, pleuvaient sur le groupe.

Des charrettes, des omnibus, des fiacres, des voitures de maître rentraient dans Paris ramenant l’innombrable armée des francs-fileurs et les portières, les marchepieds, les impériales étaient garnis de curieux nous menaçant du geste et du regard; les larbins, à l’exemple de leurs nobles maîtres, nous injuriaient et les cochers nous montraient le poing.

Un seul de ces derniers, un pauvre vieux bonhomme, ne put s’empêcher, en nous voyant, de s’écrier: « Ah! pauvres gens! » Le commandant de notre escorte revint au galop sur lui en lui disant: « Un mot encore et je vous fais joindre à eux. »

À Sèvres, on nous fit faire une halte sur la place, afin de permettre à la population de se repaître du spectacle des prisonniers. Les injures et les menaces furent là ce qu’elles avaient été la veille; je remarquai sur un balcon un prêtre et quelques religieuses qui applaudissaient à outrance à chaque insulte nouvelle; parmi nous, une femme insensée se mit à genoux et demanda la bénédiction à ce prêtre qui ne crut pas devoir interrompre ses applaudissements pour faire droit à sa requête.

On nous fit faire encore une halte après avoir passé Saint-Cloud; là, nous eûmes à subir un autre genre d’insolence: deux ou trois officiers du type muscadin vinrent nous examiner, le lorgnon à l’œil; quand ils passaient auprès d’une jeune fille — il y en avait parmi nous qui n’avaient pas seize ans — ces messieurs fixaient leur choix avec accompagnement de paroles et de gestes obscènes. À une femme qui demandait si elle pouvait acheter un peu de pain, ils répondirent d’un air narquois: « Soyez sans crainte, les chassepots vont vous en fournir sous peu. » Tout à coup, l’un d’eux s’aperçut que Mme Régère et moi portions des voilettes; il dégaina et passa son sabre dans le rang pour nous les enlever en s’écriant: « Allons donc! À bas ces voilettes, que nous puissions voir vos ignobles visages. »

La foule devint énorme à mesure que nous approchions de Versailles et sa fureur tournait à la démence. Des femmes élégantes, des hommes à l’allure distinguée — ils n’avaient que l’allure — essayaient de nous crever les yeux ou de nous dévisager avec leurs ombrelles ou leurs cannes. C’est là que se passa ce fait monstrueux raconté par Hugo. Une prisonnière blessée tomba épuisée sur le sol, et tandis qu’à coups de crosse les soldats essayaient de la relever, deux jeunes dames au minois rose, aux doux yeux bleus, à la toilette pleine de recherche et de bon goût, deux patriciennes enfin, fouillaient les plaies de la malheureuse avec le bout de leurs ombrelles. [Le poème IX du chapitre Juin de L’Année terrible de Victor Hugo (paru en 1872) a « popularisé » ces ombrelles. À l’image de l’ensemble du recueil, le dernier vers est: Les chiennes font horreur venant mordre la louve.]

Des projectiles d’un nouveau genre furent confectionnés à notre intention: une motte de terre était pétrie avec un caillou au milieu et ces nouvelles bombes tombaient comme grêle, la terre éclaboussait, le caillou ensanglantait, et la foule applaudissait, riant de son rire épileptique, brûlant d’une hystérie nouvelle, l’hystérie du sang.

Un de ces projectiles atteignit dans le dos une de mes compagnes de route, une toute jeune fille arrêtée avec sa mère; la douleur lui fit jeter un cri, mais sa mère la serra dans ses bras en lui disant; « tais-toi, malheureuse! Ton père!… » La jeune fille comprit de suite, se tut et continua de marcher malgré sa souffrance. Son père, en effet, était à quelques pas dans la colonne des prisonniers; s’il était sorti des rangs aux cris de sa fille, c’était la mort.

Chaque fois qu’une obscénité nouvelle nous était jetée à la face, cette mère serrait sa fille contre elle; moi, éperdue, je pressais la main de ma compagne que je pensais être plus sensible encore que moi, et nous traversions sans nous arrêter cet ouragan d’infamies qui se déchaînait sur nous.

Il y avait parmi nous une cantinière encore vêtue du costume des fédérés, c’était une femme au teint fortement hâlé, aux cheveux noirs comme de la houille, avec des yeux de feu. Avant de traverser la ville, le commandant la fit sortir des rangs et marcher en avant à cinquante pas. Ce qu’endura cette malheureuse est inénarrable. Chacun de ceux près desquels elle passa se crut obligé de lui donner un coup de pied ou un coup de canne, de lui vomir un crachat à la face, de lui arracher une poignée de cheveux; ses vêtements furent mis en lambeaux et son visage ruissela de sang qui se mêlait à la salive infecte que lui bavaient nos vainqueurs.

Oh! Dieux! Et dire que ces êtres si cruels et si féroces envers une femme prisonnière avaient tant d’échines à courber lorsque les Allemands couronnaient leur empereur dans cette ville de Versailles.

Nous étions couvertes de boue et de sang, les cheveux en désordre et les robes en loques, avec de l’eau qui ruisselait par toutes les coutures, par tous les plis, et chacun de s’écrier autour de nous:

« Mais sont-elles ignobles, ces femelles, ce ne sont pas des femmes, ce sont des monstres! »

Nous n’étions ni femmes ni monstres, nous étions les prisonnières d’une armée qui vengeait sur nous les coups de crosse des Prussiens.

Excepté le peuple, le vrai grand peuple, qui ce jour-là agonisait au Père-Lachaise [nous sommes normalement toujours le vendredi 26 mai], il y avait de tout parmi des bourreaux amateurs. Bravant le temps inclément pour insulter et torturer les vaincus, hommes du monde et grandes dames, bourgeois et bourgeoises, gommeux et cocottes, proxénètes et prostituées, journalistes de la borne et filles du ruisseau étaient là, unis et réunis, pour nous rappeler le Vae Victis [malheur aux vaincus], pour donner le coup de pied de l’âne à ces vaincus dont ils avaient peur encore la veille.

(À suivre)

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La photographie de Mme Régère a été prise par Appert dans une prison versaillaise. Je l’ai copiée sur le site du musée Carnavalet, là

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Les informations « météorologiques » viennent des Comptes rendus de l’Académie des sciences, qui sont sur Gallica, là

L’enquête de La Revue blanche se trouve aussi sur Gallica, là., à partir de la page 249.

Autre livre cité

Hugo (Victor)L’Année terrible, Michel Lévy (1872)