Suite des témoignages sur les prisons et du récit d’Émilie Noro

Les Temps nouveaux, 22 mars 1913

Le bureau du capitaine rapporteur fut installé au deuxième et l’instruction sur chacune de nous put se faire alors un peu plus régulièrement. Je n’eus, pour ma part, qu’à me louer du capitaine Brio [Briot, écrit Louise Michel] qui fut toujours plein de courtoisie et d’aménité. Cependant je crois que toutes ne furent pas traitées de même. Mmes Suétens et Papavoine redescendaient chaque fois en pleurant non de la façon dont il les recevait, mais des questions subtiles, des tours d’interrogatoire dont il les accablait. Puisqu’il y avait eu des pétroleuses, il fallait bien en trouver; celles-ci avaient passé à la Légion d’honneur, donc elles y avaient mis le feu. Il paraît bien que oui, puisqu’elles furent condamnées pour cela. Cependant, Mme Suétens m’avoua bien souvent qu’elle eût été fort embarrassée pour mettre le feu à autre chose qu’à son réchaud.

L’ami des jeunes enfants de Mme Theisz fut aussi très circonvenu et nos juges purent, mais non sans peine, tirer des réponses d’un enfant de six ans des témoignages écrasants contre Ferré qui, sans doute, avait fait rédiger par ce bambin le terrible et fameux « Flambez finances » [un ordre prétendument signé par Ferré, « retrouvé » dans son bureau et dont l’évidente fausseté n’a pas empêché le succès de son utilisation dans la condamnation à mort de celui-ci].

Pour moi ce fut le même et éternel interrogatoire.

— Qu’avez-vous fait?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi êtes-vous ici?

— Je suis la femme d’un commandant fédéré.

Un jour le capitaine instructeur me dit: Mais j’ai un excellent rapport sur vous et sur votre mari qui était au dire de tout le monde un très honnête garçon, mais un peu enthousiaste, un peu fou, disons le mot. Un artiste se mêler à la Commune. C’est insensé. Et vous ne l’avez pas empêché de se battre.

— Mais, Monsieur, c’étaient ses convictions, je trouvais naturel qu’il les soutienne.

— Ah! vraiment, ils ont de la chance, ces messieurs, d’avoir des femmes comme cela; des femmes qu’on peut laisser à la maison pour aller au combat.

— Il me semble pourtant que les officiers de l’armée régulière sont dans le même cas.

— Oui mais, les officiers, c’est pour leur position qu’ils vont à la guerre.

— C’est vrai. Tandis que mon mari perdait la sienne pour défendre ses convictions.

— Il perdait sa position, la vôtre et sa vie.

— Je ne puis le croire mort malgré tout ce qu’on peut me dire.

— Je ne voudrais pas vous attrister, mais je crois que vous vous illusionnez; les fédérés ont été tellement acculés et pourchassés qu’il doit vous rester bien peu d’espoir.

Je m’en allais le cœur gros, bien qu’à la fin il m’eût promis ma liberté sous peu.

Les Temps nouveaux, 5 avril 1913

Après le départ de Louise Michel j’eus pour compagne une jeune femme pleine de cœur, Annette Guay; elle me consolait et partageait ou feignait de partager toutes mes espérances, mais le reste du monde les combattait; ma mère était venue me voir avec des nouvelles formelles.

Elle avait appris dans son pays [Marie est née à Lyon] non seulement l’exécution de mon mari, mais encore la mienne.

Elle partit immédiatement pour Paris et en arrivant chez moi apprit par mon concierge que j’étais aux Chantiers. Quant à mon mari les journaux avaient raconté son exécution, mais ce même concierge l’avait été reconnaître rue Saint-Antoine où il avait été fusillé.

Elle fit une première fois, avec un de mes beaux-frères, une visite à la prison, mais ne put me voir.

Puis elle revint seule.

— Ô maman! lui criai-je, dès que je la vis, que je suis heureuse de te voir.

— Ma pauvre fille, me dit-elle! Puis elle se mit à pleurer. Après quoi ce fut un déluge de malédictions contre mon mari qui était, selon elle la cause de tout. Enfin il était mort.

— Mais, maman, tu n’en es pas sûre.

— Si, te dis-je, plusieurs personnes du quartier l’ont reconnu.

Puis, avec une sollicitude maternelle, elle s’informa de tout ce qui me manquait et revint quelques jours après avec du linge et des hardes.

— Je crois que tu en avais besoin?

— Oh oui, et un vrai besoin, avec quel bonheur je vais me changer.

— Pourvu, ajouta-t-elle, que tu n’aies pas de vermine; il doit y avoir des poux dans cette prison.

— Mais certainement qu’il y a des poux. Nous en avons toutes et sans cela nous aurions trop de temps à passer dans l’oisiveté. Ça occupe les femmes à les chercher.

Ma philosophie la navra.

De fait elle n’eût jamais pensé la pauvre mère voir sa fille dans ce pandémonium.

Un jour, au lieu de la recevoir dans la cour comme de coutume, je pus, grâce à un garde complaisant, la faire monter au premier, dans la salle des détenues. Avec les paillasses de Félicité K., de Louise Michel et la mienne, nous fîmes ce que nous appelions notre canapé de réception; elle fut stupéfaite en voyant que nous prenions encore au milieu de tant de misères et d’ennuis le temps de plaisanter.

Elle s’était installée chez moi, à Paris, et s’occupait activement de ma liberté; elle fit signer dans le quartier une pétition demandant mon élargissement, ses visites fréquentes, malgré les difficultés, furent pour moi un grand soulagement à mes ennuis.

Il était effectivement fort ennuyeux, sinon difficile de nous voir; pour les gens qui demeuraient à Paris, c’était une journée complète à consacrer pour une visite, le temps du voyage, les heures d’antichambre chez le colonel Gaillard pour obtenir le permis d’entrer absorbaient la matinée, l’après-midi la visite avait lieu.

Des nombreux amis que mon mari avait à Paris, aucun n’osa venir me voir; cependant la plupart, plus âgés que lui, l’avaient poussé dans cette voie de la Commune; l’un d’eux qui venait chaque jour à Versailles n’osa point m’apporter un paquet de vêtements que lui avait donné ma mère pour me remettre: les communards étaient considérés comme des pestiférés.

Un seul, et je lui en serai d’autant plus reconnaissante qu’il ne me connaissait pas, moi, s’inquiéta aussitôt qu’il apprit ma détention à Versailles, de mes besoins et me fit avec une délicatesse charmante et pleine de cœur demander par quelques dames qui venaient aux Chantiers si j’avais besoin de quelque chose comme argent ou comme linge et vêtements.

En parlant de cœur et de délicatesse j’ai nommé Nadar.

Et cependant Nadar avait plus de raisons que tous les autres pour ne pas se montrer. Mais il est vrai que la nature distribue les ronces et les fleurs, le courage et la lâcheté sans motifs apparents, dans les champs et dans les cœurs.

Je reçus aussi la visite d’un personnage, je ne sais lequel, à qui j’avais été recommandée. Mais il ne put rien faire pour moi parce que je refusai de déclarer que mon mari avait servi la Commune malgré moi.

Ce furent là les seules visites particulières que je reçus. Quant aux visites officielles il en vint des masses. La ménagerie était dépeuplée à la suite du siège et les pétroleuses étaient un objet de cruauté [de curiosité, je suppose] digne de remplacer le Jardin des Plantes. Il nous vint surtout beaucoup de députés de toutes couleurs: blancs, bleus et même rouges — rouge très clair, bien entendu, car tous avaient voté des remerciements à l’armée de Mac Mahon. Quelquefois aussi, il nous vint des officiers.

Et puis, il y avait les rondes du colonel.

Une nuit, nous étions toutes couchées, il passa avec Marcerou et s’arrêta devant moi. Sa lumière nous réveilla, Annette Guay et moi. Ma compagne encore endormie à moitié se dressa sur son séant en criant: « Qu’est-ce que c’est? »

Un rire nerveux s’empara de moi en voyant son air stupéfait et je reçus une semonce soignée de leurs Excellences le colonel Gaillard et le lieutenant Marcerou.

Les Temps nouveaux, 19 avril 1913

Il venait aussi un petit abbé; cet adolescent était fort amusant parce qu’il prenait son rôle et sa profession de porte-soutane au sérieux; il faisait des morales à celles d’entre nous dont la tournure était trop mondaine ou le costume peu en rapport avec le rôle de pénitentes qui nous était imposé dans cette tragédie.

Grand dieux! Je n’oublierai pas l’évêque. Il nous en vint un, un vrai évêque in partibus [je suppose que ça veut dire sans diocèse], il est vrai. Mais enfin, pour un rebut de la société tel que nous, c’était déjà fort beau. Cet homme violet nous fit des sermons qui nous montrèrent combien peu sa couleur participait du rouge, puis ses instruments de travail furent montés au deuxième étage, à côté du bureau du capitaine rapporteur et [de] la chambre du lieutenant, et il nous servit un plat de son métier, c’est-à-dire une messe.

Longtemps nous discutâmes si nous refuserions en masse d’aller voir ce monsieur, vêtu en polichinelle, nous faire ses singeries, mais nous reconnûmes qu’une messe ne valait pas un coup de canne et chacune eut la faculté d’y aller ou de n’y pas aller. Après l’évêque, il vint d’autres prêtres nous dire la messe et ce manège continua tous les dimanches.

Le lieutenant assistait à cette messe, mais ne paraissait prendre qu’un médiocre plaisir à ce spectacle, car il tournait avec persistance le dos au curé qui officiait. Du reste, pour lui, cette cérémonie représentait une demi-heure de coups de cannes et de coups de bottes perdue.

Dans le fond, notre geôlier aurait tout autant aimé martyriser les Thiers, les Jules Favre et autres ejusdem farinæ [de la même farine] que les gens de la Commune; pour lui, tout ce qui n’était pas pour l’empire devait être avec nous [Marcerou était un ancien de la garde impériale] et c’est en vain que son intelligence se torturait pour savoir comment les gens du 4 Septembre n’étaient pas à notre place.

Seulement, il paraît que, depuis cette époque, il a trouvé son chemin de Damas.

(À suivre)

*

L’image de couverture est une photographie prise par Appert dans une prison versaillaise de Léontine Suétens, dont Émilie Noro parle au début de cet article. Je l’ai copiée sur le site du musée Carnavalet, là. Léontine Suétens, née en 1846, blanchisseuse, était cantinière au 135e bataillon (un bataillon du vingtième), son homme a été tué sur une barricade, elle a été condamnée à mort (pour avoir mis le feu à la Légion d’honneur), et sa peine a été commuée en travaux forcés à perpétuité).