Complément au récit d’Émilie Noro.

Henri Ranvier est né le 19 septembre 1857, il n’avait donc pas tout à fait quatorze ans, l’été 1871 aux Chantiers. Et presque vingt-trois ans, lorsqu’il déposa contre Marcerou.

Au geôlier Marcerou:

J’apprends qu’une enquête est faite sur votre horrible conduite; j’apporte mon témoignage. Si vous ne vous souvenez pas de moi, sachez que vos coups m’ont laissé votre souvenir toujours présent à la mémoire. Je vous accuse de ceci:

Un jour, un enfant ayant été aperçu du côté où se trouvaient les femmes, vous l’avez accusé d’un tas de choses ineptes et même de vol. Vous l’avez condamné, de par votre toute-puissance, à recevoir autant de coups de bâton qu’il y avait d’enfants en prison. À ce moment, nous étions de 85 à 90. L’enfant fut attaché sur un banc, les bras et les jambes croisés en dessous, présentant ainsi son dos nu jusqu’à la ceinture. De cette façon, il ne pouvait échapper à votre abominable cruauté. Non content d’exercer vous-même votre férocité, vous avez voulu nous y associer, en nous faisant les bourreaux de votre victime. Souvenez-vous: Celui qui ne frappait pas assez fort était par vous assommé à coups de canne, et menacé de prendre la place du patient. L’enfant n’en pouvait plus, malgré ses pleurs, malgré ses cris d’angoisse, malgré les supplications des femmes, lâchement inexorable, vous nous fîtes continuer l’horrible besogne jusqu’à ce que les marques, rouges d’abord, devinssent bleues, puis noires et que le sang coulât. L’enfant fut transporté mourant dans l’endroit qui nous servait de dortoir. Osez donc nier ce fait, misérable.

Un jour, en descendant une paillasse, je tombai. Vous précipitant sur moi, vous m’avez frappé d’un si violent coup de canne sur les reins, que je ne pouvais plus me redresser. Vous nous frappiez du reste constamment. Trouvant, une fois, que l’un de nous ne répondait pas assez vite à vos questions, vous l’avez cravaché en pleine figure. Il en porta longtemps les marques. Et cette fois encore, où voyant quelques enfants jouer avec des morceaux de grès, vous en avez assommé un à coups de poing.

C’est encore vous qui nous priviez de nourriture, parce que nous nous refusions à faire l’office de mouchards. Un jour, vous vouliez nous faire dénoncer un des nôtres qui, en jouant, avait attrapé une religieuse avec une boulette de pain. Sur notre refus, privation de nourriture pendant vingt-quatre heures. Elle aurait duré encore plus longtemps, si le plus jeune d’entre nous, gagné par d’hypocrites promesses, n’avait prononcé le nom du coupable. Le malheureux vous fut livré. Et cet autre enfant, dont le nom m’échappe, qui partit des Chantiers avec une côte défoncée par vous.

Je me souviens aussi de l’expression haineuse de votre visage, lorsqu’à l’arrivée d’un convoi de prisonniers, vous dîtes, en brandissant votre canne: « Vous savez, ici, tas de crapules, il n’y a pas de réclamations; la force prime le droit; et qu’on ne gueule pas! »

À la fin de ma trop longue captivité, il vous prit la fantaisie de me faire agenouiller. Je m’y refusai. Furieux, vous m’avez frappé d’un formidable coup de poing sur la tête, et m’avez fait rouler par terre par un de vos gardes qui s’efforçait de me faire mettre à genoux. Êtes-vous assez lâche!

Lorsqu’il sera nécessaire, je déposerai des faits de violence exercées contre les prisonnières. Ainsi, un jour, une malheureuse femme reçut un soufflet de votre secrétaire. J’étais présent. Vous l’avez complimenté hautement et vous avez ajouté: « Ce n’est pas avec des claques qu’il faut traiter les femmes, c’est avec des coups de pied dans le ventre. »

Vous ne pouvez vous plaindre d’être pris en traître. Car aux Chantiers, alors que vous pouviez nous torturer tout à votre aise, nous vous avions promis de déclarer la vérité, quand le moment serait venu. Croyez que rien ne manquera à nos dépositions.

(À suivre)

*

La photographie d’Henri Ranvier, qui fut plus tard élu au Conseil de Paris, vient de la collection de photographies d’élus de Paris des bibliothèques spécialisées de la ville, ici. C’est grâce à mon ami Pierre Mansat, ancien adjoint au maire de Paris, que je l’ai trouvée.

La déposition d’Henri Ranvier a été publiée, avec d’autres, dans la brochure Le Dossier de l’Affaire Marcerou, que l’on trouve sur Gallica, là

Le dossier de l’affaire Marcerou. Dépositions des témoins, Paris : impr. Rudrauf (1880).