Les Temps nouveaux, 5 avril 1913
IX
Je ne sais quel nom donner à ce chapitre. [C’est moi qui ai choisi le titre MA]
Marcerou avait un secrétaire nommé, je crois, Decker, plus bassement cruel encore que son chef.
Un jour, on amena de Beauvais à la prison des Chantiers une dame d’un certain âge et un jeune garçon de dix-sept ans environ. Quelque femmes s’approchèrent de lui et lui demandèrent son âge.
— Vous ne resterez pas ici, lui dirent-elles, il n’y a que des enfants au-dessous de quinze ans avec nous.
Je descendais, en ce moment, avec une boîte de conserve vide que j’allais remplir à la fontaine. Comme je me disposais à remonter, j’entendis, au bas de l’escalier, un tumulte effroyable et les cris de plusieurs de mes voisines; je me hâtai.
En voyant ce jeune homme parler aux détenues, un brigadier à moitié ivre s’était précipité et le frappait à coups redoublés.
Les prisonnières poussèrent un cri d’horreur. Plusieurs gardes accoururent et se mirent à frapper dans le tas.
À l’instant où j’arrivais, ma boîte à la main, Anna Guay venait de recevoir un violent coup au visage.
— Annette, m’écriai-je, Annette, est-ce possible?
En m’élançant vers elle, je heurtai légèrement le brigadier; aussitôt, les soldats se précipitèrent sur moi, lui-même se retourna et se mit à me frapper à coups de plat de sabre, tandis que les uns me labouraient le visage de leurs poings et le corps du talon de leurs bottes, d’autres me montaient [tiraient?] par les cheveux; je perdis connaissance.
Ils me traînèrent ainsi jusqu’au haut de l’escalier et me jetèrent inanimée sur le palier.
Une de mes compagnes, Victorine Georgey, était là; elle me prit dans ses bras et me porta sur ma paillasse, puis chercha à me ranimer avec l’aide d’une autre de mes voisines, Mlle Lavalar; celle-ci portait encore, à ce moment, sur le sein une large plaque noire semi-circulaire: c’était la marque d’un coup de talon de botte de Marcerou.
Les Temps nouveaux, 3 mai 1913
Il y avait à peu près cinq à six minutes que j’étais revenue à moi lorsque des soldats vinrent, avec la baïonnette au bout du fusil; ils firent d’abord monter au troisième Mmes Cadolle, Bousquet et Dijon, qui s’étaient trouvées en bas au moment de l’algarade, puis ils revinrent me chercher.
— Allons, en haut, me crièrent-ils.
Une de mes compagnes dont je ne puis me rappeler le nom se mit à dire en me voyant passer:
— Ô mon Dieu! Pauvre femme!
— Ah! Pauvre femme! Hardi, vous aussi, en haut. On va vous en foutre de la pauvre femme!
— C’est bien, reprit-elle, je vous suis.
En haut, le secrétaire du lieutenant recommença ses injures et ses menaces accompagnées de coups de poing qu’il distribuait à chaque mot au pauvre garçon, auteur involontaire de cette scène, qu’on avait fait monter aussi.
Cependant, les cris des femmes s’étaient entendus du dehors; la foule entourait la porte de la prison.
— On assassine les femmes! criait-on.
Marcerou, qui était au café en face, accourut et monta comme une bombe.
— Qu’y a-t-il?
— Il y a, mon lieutenant, répondit le secrétaire, que ces femmes se sont mutinées parce qu’on donnait quelques chiquenaudes à ce garnement.
— Qu’a-t-il fait?
— Il a refusé de faire une corvée.
Ce qui était faux, ce jeune homme arrivait et aucune corvée ne lui avait été commandée, mais cela importait peu au garde-chiourme, il fallait que sa colère se passât sur quelqu’un.
— Ah! tu as refusé de faire une corvée, et d’un coup de pied dans le ventre, il l’envoya rouler contre la muraille, puis sautant dessus en même temps qu’il le piétinait, il le frappait de sa canne avec une fureur croissante.
Enfin, lorsque l’enfant, inanimé, ne poussa plus un cri, ne fit plus aucun mouvement, il se retourna vers nous.
— Misérables, nous dit-il, vous vous êtes révoltées; mais vous ne savez donc pas, malheureuses que vous êtes, que nous avons sur vous droit de vie et de mort, que personne au monde ne peut ni ne doit s’inquiéter de vous!
Et il nous toisa de son regard haineux.
— Allons, dit-il à son secrétaire, faites-moi ficeler toutes ces garces, et solidement.
Tandis que l’on nous attachait toutes cinq à des poteaux, Mme Bousquet dit à quelques enfants qui nous regardaient, effrayés:
— Regardez, enfants, et souvenez-vous!
— Vos enfants, misérables, hurla le lieutenant, vos enfants, mais c’est de la graine pour Toulon [le bagne].
Les cordes qui entouraient mes bras pénétraient dans mes chairs et se rougissaient de mon sang: attachée par les mains derrière le dos et anéantie par cette horrible scène, je me sentais défaillir. Mes compagnes étaient dans le même état que moi.
On nous laissa peu de temps là, quelques instants après on vient nous détacher, non pour mettre fin à notre supplice, mais pour l’accroître encore.
On nous fit descendre en bas, dans un ancien manège à eau dont le bras s’abaissait presque jusqu’au sol, mes quatre compagnes d’infortune y furent attachées dans des positions différentes, suivant le plus ou moins de hauteur de cette barre, une était entièrement accroupie, deux étaient à genoux, et le quatrième était debout, toutes, les mains derrière le dos.
Moi je fus attachée au verrou d’une porte, les mains par derrière et un peu remontées pour arriver jusqu’au verrou; j’étais presque inconsciente de ce qui se passait, et tout ce que je venais de voir tourbillonnait dans mon cerveau comme un cauchemar affreux; j’avais des moments de somnolence, de syncope que j’essayais de chasser en secouant la tête.
Quand nos bourreaux furent partis, chacune de nous essaya de se délivrer; je parvins à dégager une de mes mains et, tournant mon corps autour du bras resté attaché, j’arrivai à avoir assez de latitude pour m’asseoir par terre en laissant la main engagée dans les liens suspendus au verrou.
Mes compagnes étaient parvenues aussi à se délivrer; nous laissâmes les nœuds de nos cordes disposés de manière à pouvoir y remettre nos mains à la première alerte. Je finis par m’endormir un peu malgré le bavardage de mes voisines, lorsqu’une lumière et un bruit de clef nous fit tressaillir; chacune s’empressa de se passer sa main libre dans les nœuds, ce que je fis assez difficilement parce que mon verrou faisait du bruit à chaque mouvement.
La porte s’ouvrit, le brigadier et un garde portant un falot parurent, le premier avait encore l’air abruti et le hoquet repoussant de l’homme qui cuve son vin; il passa l’inspection de nos liens et vit facilement que nous avions pu nous en débarrasser.
— Vous vous êtes détachées, nous dit-il.
— Non, Monsieur.
— Et vous vous trouvez bien là? continua-t-il d’un ton railleur.
— Oui Monsieur.
— Et vous vous y plaisez?…
Il voulait sans doute que nous lui demandions grâce, ce qu’aucune de nous n’eût voulu faire et nous évitâmes de lui répondre, il alla alors retirer les mains de celle qui était la moins bien attachée, elle lui demanda à sortir un instant.
— Non, répondit-il, ce n’est pas utile, puis, voyant que nous gardions le silence, il s’achemina vers la porte. C’est bien, puisque cela vous plait, je vous laisse.
Celle qu’il avait détachée ne put s’empêcher de lui dire, en me désignant: mais cette dame est malade, voyez donc!
En effet, j’étais blême, mes cheveux étaient pêle-mêle sur mon front et sur mes épaules; il s’avança vers moi et mettant son poing fermé sous le menton:
— C’est donc toi, sacrée putain, qui as voulu me battre?
Je suis loin d’être brave, je fermai les yeux et ne répondis pas; il continua ses invectives pendant quelques minutes avec la satisfaction d’un homme qui se complaît dans son travail; il parut même prendre un tel plaisir à m’adresser toutes les injures de son répertoire, qu’à la fin sa gaîté revint et il emprunta le couteau du porte-falot pour couper mes liens ainsi que ceux de mes compagnes.
Enfin, il partit.
Nous passâmes le reste de la nuit à nous apprendre mutuellement le Chant du départ [dans La Revue blanche, Émilie Noro précise que Mme Dijon en avait les strophes sur ses manchettes].
Mme Dijon, qui prisait, nous offrait de temps en temps un peu de tabac qu’elle appelait: son petit plaisir, et nous reprenions à mi-voix les strophes de Joseph Chénier. Cela dura jusqu’au matin où de bonne heure on vint nous délivrer.
Je dois cependant à la vérité, et pour l’honneur de l’humanité, dire que nos gardiens étaient loin d’avoir tous autant de cruauté. Ainsi j’avais été amenée au manège les pieds nus, un soldat, de ceux qui nous attachèrent, remonta à la salle commune, finit par trouver ma place et me rapporta mes bottines que je ne pus mettre, puisqu’à son retour j’étais attachée; un autre, le lendemain, me rapporta ma pantoufle perdue la veille dans l’escalier. Enfin, lorsqu’on nous délivra, un gardien des prisons de Paris, qu’on avait fait venir depuis peu aux Chantiers, pour mettre un peu d’ordre et d’organisation, ne put s’empêcher de s’écrier en voyant les cordes qui nous avaient liées et le lieu où nous avions passé la nuit:
« Quelle horreur! s’il est possible de traiter ainsi des femmes! » Et il eut un regard de mépris pour les soldats qui nous conduisaient.
Parmi nos gardiens, il y avait des marins, et parmi nous il y avait une bretonne, Mme Pertuisier; chaque fois qu’elle passait devant l’un d’eux, elle disait avec indignation:
— Des marins, venir garder des femmes! En Bretagne, si on savait cela, personne ne voudrait leur parler.
À peine de retour du manège, je courus me jeter sur ma paillasse autant pour me remettre que pour éviter les questions de mes voisines, mais je n’y pus rester que quelques instants, le capitaine rapporteur qui venait d’arriver me faisait appeler.
— Comment est-ce possible, me dit-il, que je trouve ce matin votre nom au rapport sur les faits qui se sont passés hier soir; je n’en puis croire encore mes yeux. Vous, Madame, mêlée à une révolte, tandis que je vous ai toujours vue si correcte et si réservée.
— Vous avez raison d’être étonné, Monsieur, répondis-je, et je le suis autant que vous. Nous avons été battues, injuriées, conduites au manège et attachées. Vous voyez dans quel état je suis, et je vous serais reconnaissante si vous pouviez me donner la raison de tout cela.
Effectivement, j’étais pâle, échevelée et haletante encore; il me regarda et frappa du pied avec colère:
— Faites monter le brigadier, dit-il à un soldat.
Celui-ci arriva, hagard et encore sous l’ivresse de la veille; avant qu’on lui eût adressé la parole, il me désigna du doigt en disant:
— Celle-là, elle dit qu’elle n’a rien fait; elle m’a jeté du premier étage une boîte de conserve sur la tête.
— Comment ai-je pu jeter du premier une boîte de conserve sur qui que ce fût, puisque j’étais en bas et qu’on m’a montée évanouie. Le factionnaire et toutes mes co-détenues peuvent en témoigner.
M. Brio renvoya assez durement le brigadier, et après quelques interrogations, j’eus enfin la faculté de me reposer un peu.
Vers midi, il vint de la troupe, on nous fit descendre dans la cour pour faire des appels, des contre-appels, on dressa des listes et on nous fit remonter après avoir mis à part le nom des cinq insurgées.
Survint alors M. Clément, commissaire impérial — pardon! de la République, veux-je dire. Il nous fit de longs discours, nous raconta que la Commune était une insurrection exécrable suscitée par la haine de ceux qui ne possédaient rien contre ceux qui possédaient, que la meilleure preuve que les honnêtes gens repoussaient cet abominable mouvement, c’est que les faubourgs honnêtes comme Saint-Antoine n’avaient pas bougé pour la Commune, tandis qu’ils avaient fait les autres révolutions. Il épuisa ensuite le vocabulaire des lieux communs et des banalités chauves pour enlever son auditoire, et comme sur sept cents femmes arrêtées il y en avaient bien six cents et quelques qui ne comprenaient pas plus à la Commune qu’à l’Empire ou au 4 Septembre, ces six cents et quelques femmes, fort attendries, versèrent des larmes, sans savoir pourquoi, au beau discours de M. Clément.
Il conclut en disant que nous étions grandement coupables (???) et qu’on allait, par mesure de clémence, nous transférer dans des maisons de correction, où nous aurions la faculté de voir nos enfants et nos maris si ceux-ci voulaient bien quitter Paris pour venir habiter ces villes fortunées et correctionnelles.
Après cela, il fit demander les cinq criminelles de la veille, et à nous qui avions eu le tort d’avoir été injuriées, battues et flétries par les ignobles cordes de nos geôliers, il osa nous faire une morale sévère. Naturellement, notre cas était pendable et le moins qu’il pouvait nous arriver était d’en être quittes avec six mois de Saint-Lazare [la prison pour femmes, spécialement pour les prostituées, dans le dixième arrondissement de Paris].
Il était désespérant autant que comique avec son discours, ces menaces de maisons de correction, de détention à Saint-Lazare avaient quelque chose de terrifiant et de particulièrement odieux. M. Clément prit plaisir, pendant un long moment à nous torturer ainsi, puis, quand il eut parfaitement joui de notre effroi, il vint jusqu’en haut de la rampe et nous dit d’une voix onctueusement jupitérienne, accompagnée d’un geste d’empereur:
— Cependant, nous ne voulons pas sévir pour cette fois, et je prends sur moi, comptant bien que M. Marcerou, lieutenant-directeur de la prison des Chantiers, ne me désavouera pas, je prends sur moi de pardonner aux cinq révoltées.
Le lieutenant se tenait derrière le majestueux Clément et protestait par signe avec la tête, la canne et le pied contre les paroles de pardon que nous venions d’entendre; pourtant, il consentit par condescendance pour M. Clément à laisser couler la bienfaisante rosée du pardon sur nos coupables têtes.
Et quand le commissaire eut terminé la formule de son absolution, trois cents des femmes dont j’ai parlé plus haut applaudirent avec enthousiasme et crièrent: « Merci, Monsieur Clément », à cet homme généreux.
Nous autres, pauvres cinq, nous ne criâmes rien et nous ne remerciâmes point cet homme de bien. Après avoir été battues comme plâtre et traitées comme les plus abjectes créatures, il ne nous manquait plus d’être pardonnées par un commissaire de police.
— Mais remerciez donc M. Clément, nous dit une détenue.
— De quoi, répliqua une de nous, des cheveux qu’on nous a arrachés ou des coups dont nous portons les traces?
*
Le nom de « Victorine Garget », sur l’image de couverture, est peut-être une version de celui de « Victorine Georgey » qui soutint Émilie Noro. J’ai trouvé la photographie sur le site de Jean-Paul Achard, là.