Suite et fin du récit d’Émilie Noro
Les Temps nouveaux, 3 mai 1913
L’affaire, néanmoins, devait avoir d’autres conséquences.
Le nouveau genre de supplice par la corde avait mis notre tortionnaire en goût.
Tandis que les scènes que je viens de raconter se passaient, une de compagnes, Mme V…, écrivit à son député pour l’instruire des faits odieux qui s’accomplissaient sous le régime de Marcerou. Elle lui signalait ce qui s’était passé à notre égard et d’autres actes non moins révoltants, tels que les enfants attachés au banc et fustigés, ou ceux qui tombaient sous les coups de notre bourreau. Elle lui apprenait la manière tout à fait primitive avec laquelle il mettait nos pauvres folles à la raison en les traitant par les coups de canne jusqu’à l’évanouissement complet de ces malheureuses, et aussi les détenues qui, déplaisant pour une cause ou pour une autre à ce souverain maître, portaient les marques sanglantes de ses caprices ou de ses colères.
Un jeune homme qui venait voir une de ses parents détenue avec nous se chargea de faire parvenir cette lettre à son adresse. [Si j’en crois L’Intransigeant du 10 août 1880 et le site de l’Assemblée nationale, ce député était Michel Marcellin Vétillart, député centre droit de la Sarthe.]
Le lendemain, elle était dans les mains de Marcerou; il descendit, blême de fureur. On nous fit toutes rassembler et il nous dit d’une voix tremblante de colère qu’il y en avait parmi nous qui se permettaient de dénoncer les faits qui se passaient aux Chantiers, et cela dans l’intention de lui porter préjudice, mais qu’il saurait bien punir une pareille audace. Quant à ceux du dehors qui osaient emporter ces plaintes et les faire parvenir à leur adresse, ils encouraient les mêmes peines.
Puis, il fit venir Mme V…
— Vous avez écrit cette infamie?
— Oui, Monsieur.
— Qui s’est chargé de l’emporter?
— Je ne puis vous le dire.
— Ah! vous ne pouvez pas le dire. Eh bien, je vais vous délier la langue.
Mme V… était une jeune femme de vingt à vingt-deux ans; elle était enceinte au moment de son arrestation. Malgré son état de grossesse déjà apparente, Marcerou la fit attacher à l’entrée de la salle à un poteau, debout et les mains derrière le dos.
On sait que les ambulancières avaient fourni un fort appoint au contingent des femmes arrêtées, et, naturellement, parmi les ambulancières, il y avait un certain nombre de sages-femmes. L’une d’elles, une dame âgée déjà, alla résolument trouver le lieutenant.
— Lieutenant, lui dit-elle, vous savez que Mme V… est enceinte, qu’un pareil traitement, s’il se prolonge, peut amener la mort de l’enfant et aussi de la mère.
Les Temps nouveaux, 10 mai 1913
— Mais, sacré nom de Dieu, vous m’embêtez, qu’elle crève… et son petit aussi, je me fous de la louve comme du louveteau.
— Permettez-moi de vous faire observer que vous êtes responsable.
— Responsable de quoi, de ces femelles et de leurs petits? Mais encore une fois, je m’en fiche, foutez-moi la paix.
Notre pauvre amie était attachée auprès du factionnaire et elle n’avait pas la possibilité de se débarrasser de ses cordes ainsi que nous l’avions fait, aussi nous la voyions pâlir et nous sentions les vertiges lui monter à la tête et le cœur lui manquer.
Malgré tout, elle restait ferme.
— Qui a porté cette lettre? lui demandait Marcerou de temps en temps.
— Je ne puis le dire, répondait-elle d’une voix affaiblie.
Elle resta ainsi jusqu’au soir. plusieurs femmes, en passant près d’elle, lui dirent:
— Mais vous tuez votre enfant, malheureuse, dites donc qui a emporté cette lettre.
— Je ne puis, répétait-elle invariablement.
Vers la nuit, elle souffrait plus horriblement que pendant cette longue journée; à chaque instant, elle avait des syncopes et des nausées.
— Voulez-vous parler? lui demanda encore le lieutenant.
— Je ne le puis.
— Vous mourrez à ce poteau ou vous me direz le nom que je vous demande.
Elle faiblit alors et en s’évanouissant, elle laissa échapper le nom du visiteur complaisant.
Ce fut alors, parmi les détenues, un tollé général contre la pauvre jeune femme.
— C’est une lâche, disaient les plus fières-à-bras, on meurt, mais l’on ne dit rien.
Je dois cependant dire qu’aucune de nous, qui avions connu le supplice d’être attachées, n’eut l’idée de lui faire un reproche.
Le nom du porteur de la lettre était dit, mais Marcerou exagérait ses pouvoirs qui expiraient à la porte. En dépit de ses assertions, ce jeune homme ne fut pas inquiété; pourtant, le bruit en courut parmi les femmes, cela donna même lieu à divers incidents, car, ne se doutant de rien, il revint deux jours après. Sa tante, en le revoyant, s’évanouit, et quelques personnes le persuadèrent de ne pas prolonger sa visite, ce qu’il s’empressa de faire. Il cessa même, pendant quelque temps, ses visites, et sa tante, croyant, cette fois tout de bon, à son arrestation, devint malade de chagrin et l’on dut la transporter à l’ambulance.
XI
Les journaux — ceux qui paraissaient à ce moment de terreur tricolore — annonçaient partout que nous étions plus à envier qu’à plaindre, que l’on nous distribuait de la viande fraîche très souvent et que beaucoup d’entre nous avaient trouvé, aux Chantiers, une vie préférable à celle du ménage; un photographe, un certain M. Appert, fit aussi une photographie de la cour de la prison, photographie où l’on voit des femmes faisant bombance et buvant à même au flacon. La photographie est aussi véridique que les journaux de l’époque, elle y représente Mme Millière, qui n’a jamais été aux Chantiers, et Louise Michel [qui] n’y était plus depuis longtemps lorsque fut fabriquée cette image. Quant aux distributions de viande fraîche, elles n’ont existé que dans l’imagination de MM. les reporters.
Au commencement, on nous donna du pain et de l’eau, puis au bout de quelques semaines, on nous donna, de temps en temps, du riz et des haricots, ainsi que des boîtes de viande de conserve avariées. Il était rare que nous puissions consommer ces dernières: à peine les boîtes étaient-elles ouvertes que les vers y grouillaient et qu’elles pouvaient au besoin se rendre seules au tas d’immondices où nous les jetions. Jamais, l’on ne nous donna du sel.
Boîtes de conserve, riz ou haricots étaient distribués par groupes de six ou huit; on distribua aussi des gamelles de campement et du bois. Mais, malgré tout, les privations étaient effrayantes pour celles qui n’avaient aucune ressource.
De plus, lorsque quelques-unes se mirent à faire de la cuisine dans la cour, elles accaparèrent le bois et essayèrent souvent de ne point partager riz ou haricots avec les autres personnes du groupe pour qui était donnée la mesure. C’était là comme partout, les gaillardes à poigne attrapaient la part des timides.
Un jour, je mis de l’entêtement à me faire donner ma part par celle qui avait reçu la ration de l’escouade; elle essaya de m’esquiver et descendit dans la cour, puis remonta; je la suivis partout; furieuse de mon insistance, elle me jeta mes haricots au visage. Je n’eus certainement pas insisté si ce n’eût été une de ces marchandes qui les revendaient ensuite.
Les enfants étaient particulièrement malheureux parce qu’ils ne possédaient pas pour la plupart l’ABC de l’art culinaire, les trois quarts étaient embarrassés de leur riz ou de leurs haricots autant qu’un mulet du Secrétaire galant. On fit alors venir des religieuses, quatre ou cinq, qui leur firent de la soupe avec. L’idée, certainement, était philanthropique; cependant elle amena pour les pauvres petits de nouvelles volées de la canne de Marcerou: lorsqu’ils apportèrent les pierres destinées à leur cuisine en plein vent, notre gouverneur général se fit un plaisir d’accélérer ces transports à coups de matraque.
J’arrive, maintenant, à un dernier point aussi difficile que désagréable à raconter. J’ai déjà dit que, pour faire nombre, on avait arrêté tout ce que l’on avait pu et qu’on avait essayé de déconsidérer les partisans de la Commune, de noyer dans un flot de créatures sans nom qui e savaient pas plus de la Commune que d’autres choses, les femmes arrêtées pour avoir pris part au mouvement communaliste. Si quelques-unes d’entre elles gagnèrent au contact d’êtres supérieures ou dévouées, telles que Louise Michel, Lemel, Mariani, Félicité Chantereine, etc., malheureusement, certaines autres nous donnèrent un spectacle scandaleux.
Ce furent d’abord quelques-unes qui ramassèrent le mouchoir allègrement lancé par le brigadier Martin. Sous ce premier directeur, les mystères de la bonne déesse furent célébrés à l’étage supérieur et arrosés de petit bleu. Mais sous Marcerou, il y eut un véritable harem pour Son Excellence; la sultane favorite eut sa petite cour et chacune des malheureuses qui l’entouraient pensait adoucir son sort en se faisant la servante, la coiffeuse ou la femme de chambre de cette vertu trop légère. Plusieurs filles d’Ève n’eurent pas le tact de se priver de toilettes sinon ébouriffantes, du moins déplacées, dans cet antre où tant d’autres manquaient du plus strict nécessaire et mêlaient les traînes de leurs jupons aux loques des infortunées à travers les gestes incohérents des folles demi-nues et les épaules zébrées par les coups de notre bourreau.
Nous avons entendu, et parmi nous il y avait des jeunes filles qui étaient encore des enfants, nous avons entendu, dis-je, les conversations plus qu’épicées et les hoquets amoureux des gardes en bonne fortune parmi le troupeau, et nos oreilles ont dû se familiariser avec un horrible vocabulaire mi-partie caserne et mi-partie égout. Nous eûmes à loisir le temps de nous écœurer sous le knout du tortionnaire au spectacle de tant d’abjection, nous en arrivâmes à nous demander si notre vie passée n’était pas un rêve et si réellement nous n’étions pas destinées à barboter dans la fange qui nous entourait.
D’ailleurs ne fûmes-nous pas traitées comme des pensionnaires de lupanar par le commissaire Clément, qui nous menaça de Saint-Lazare?
Et ce que je viens de raconter c’est seulement ce qui s’est passé autour de moi sur cette sinistre route, dans ce lugubre Satory, auprès du coin où j’étais parquée à la prison des Chantiers. Il faudrait que chacune de nous fasse le récit de ce qu’elle a vu, de ce qu’elle a enduré, pour avoir une idée incomplète encore du sort que la bourgeoisie triomphante réserve au peuple chaque fois qu’il élève la voix; il le faudrait pour que, suivant les mots de Mme Bousquet, nous puissions dire à tous les enfants des déshérités:
Regardez, enfants, et souvenez-vous!
Quelques semaines après l’absolution du commissaire de police, je fus mise en liberté sur une ordonnance de non-lieu; il en fut ainsi, de semaine en semaine, pour les six septièmes de nos compagnes. C’était, comme toujours, la devise de nos vainqueurs:
Exécutez tout d’abord, vous jugerez ensuite.
Sur six personnes mises en liberté le même jour que moi, il y en eut une que n’en put profiter, elle était mourante à l’ambulance.
Presque toutes les détenues arrêtées chez elles se trouvaient dépourvues d’argent et c’était par des cotisations faites parmi nous que leur retour en chemin de fer était payé. Par une circonstance bizarre, je perdis les quelques sous que j’avais sur moi, et en arrivant à la gare, je dus emprunter 70 centimes pour mon voyage.
Enfin, j’étais libre!
Libre, hélas! Mais libre pour prendre le chemin de l’exil où je pus retrouver mon mari; mais libre pour monter, avec tant de compagnons d’infortune, le pénible escalier de l’étranger.
Et cela pendant neuf ans.
FIN
*
L’illustration de couverture est un dessin d’Alfred-Henri Darjou, « Prisonniers à Versailles, Les Pétroleuses », gravé par S. Robert, publié par L’Illustration dans son numéro 1478 du 24 juin 1871, journal relié et conservé par la Bibliothèque nationale de France et photographié (tant bien que mal) par moi-même dans le volume de 1871.