L’article qui suit est paru dans le numéro 22 du journal Le Travail, organe des associations ouvrières, le 31 octobre 1869. Il a été reproduit par l’historien Jacques Rougerie dans un de ses articles en 1968. Lorsque j’ai rassemblé les articles d’Eugène Varlin pour le livre Eugène Varlin, ouvrier relieur, je n’avais pas trouvé ce numéro du Travail à Paris et ai donc reproduit l’article en suivant Rougerie sans savoir qu’il comportait quelques (petites) omissions. Je remercie Julien Chuzeville, qui est allé lire Le Travail à l’IISH à Amsterdam et m’a envoyé l’article complet. Qui paraîtra dans le numéro de décembre 2019 de La Révolution prolétarienne.
Et que voici.
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La grève, la résistance du travail contre le capital, est la grande préoccupation du moment pour tous les travailleurs.
De tous côtés, dans toutes les professions, dans tous les pays, les grèves surgissent dans des proportions démesurées. Que veut dire ce mouvement ? Où nous conduit-il ?
Les travailleurs qui depuis quelques années se sont groupés, ont créé des sociétés de solidarité, de résistance, des chambres syndicales, et, pour organiser la revendication du prolétariat moderne, font de suprêmes efforts pour conseiller, guider, et aider ceux qui actuellement se laissent entraîner comme par un courant irrésistible sans s’être préparés à l’avance, sans avoir calculé les chances de succès ni réfléchi aux conséquences de leur acte, parviendront-ils à maîtriser cette situation ?
En tout cas, les efforts qu’ils y consacrent, prouvent l’importance qu’ils attachent à ce mouvement.
Le peuple a soif d’une répartition plus juste de la production générale ; il veut participer aux avantages que la science a mis au service de l’Industrie, et qu’une minorité de la population a accaparés et prétend conserver pour elle seule. En un mot, c’est la question sociale qui s’impose et qui veut être résolue.
Est-ce la grève qui doit la résoudre ? Non, tout au moins sous sa forme actuelle. Plus tard nous verrons.
Aujourd’hui, en présence de l’acharnement que les détenteurs des capitaux mettent à défendre leurs privilèges, la grève n’est qu’un cercle vicieux dans lequel nos efforts semblent tourner indéfiniment. Le travailleur demande une augmentation de salaire pour répondre à la cherté créée par la spéculation ; les spéculateurs répondent à l’augmentation du prix de la main-d’œuvre par une nouvelle élévation de la valeur des produits. Et ainsi de suite ; les salaires et les produits s’élèvent sans cesse.
Pourquoi des ouvriers dévoués, actifs et intelligents, consacrent-ils donc toute leur énergie, toute l’influence qu’ils sont susceptibles d’avoir sur leurs camarades à poursuivre ce mouvement qu’ils savent être sans issue ? C’est que pour eux la question préalable à toute réforme sociale, c’est l’organisation des forces révolutionnaires du travail.
Ce n’est pas tant la légère augmentation de salaire, la petite amélioration des conditions du travail, qui nous préoccupent dans toutes les grèves qui se produisent, tout cela n’est que secondaire ; ce sont des palliatifs bons à obtenir en attendant mieux ; mais le but suprême de nos efforts, c’est le groupement des travailleurs et leur solidarisation.
Jusqu’alors nous avons été malmenés, exploités à merci, parce que nous étions divisés et sans force ; aujourd’hui on commence à compter avec nous, nous pouvons déjà nous défendre ; c’est l’époque de la résistance. Bientôt, quand nous serons tous unis, que nous pourrons nous appuyer les uns sur les autres, alors, comme nous sommes les plus nombreux et comme, après tout, la production tout entière est le résultat de notre labeur, nous pourrons exiger, en fait comme en droit, la jouissance de la totalité du produit de notre travail, et ce sera justice.
Alors les parasites devront disparaître de la surface du globe ; ils devront, s’ils veulent vivre, se transformer en producteurs, en hommes utiles.
Quant aux moyens que nous emploierons pour atteindre ce but, nous ne pouvons les définir encore ; dans de prochains articles, nous examinerons tous ceux que nous concevons. Pour aujourd’hui, nous nous contentons de déclarer que la violence n’est pas un de nos moyens ; nous avons le droit pour nous, les moyens réguliers nous suffisent.
Mais ce qu’il importe avant tout et par-dessus tout, c’est que les travailleurs soient organisés. Nous ne saurions trop insister sur ce point et recommander à tous les citoyens soucieux de l’avenir d’employer leurs efforts à cette œuvre.
Le mouvement est en bonne voie ; dans toutes les branches de l’activité humaine on commence à s’unir ; les ouvriers industriels ne sont plus seuls à ressentir le besoin d’organisation. Les employés de commerce d’abord ont suivi notre exemple que semblent vouloir suivre également les employés d’administrations : télégraphe, postes, chemins de fer, etc. Nous leur souhaitons courage et persévérance, car le succès est à ce prix. Et puis, nous les engageons à se joindre aux corporations déjà organisées et qui en ce moment travaillent à s’unir par des liens fédératifs.
Pour que nous puissions envisager sans crainte l’avenir gros d’orages, il faut que tous les travailleurs se sentent solidaires.
E. Varlin
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Je remercie à nouveau Julien Chuzeville pour la photographie (du début de « Grèves et résistance ») qui fait la couverture de cet article.
Article et livre cités
Rougerie (Jacques) « Les sections françaises de l’Association internationale des travailleurs », in La Première Internationale, Paris, CNRS, 1968.
Varlin (Eugène), Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).