Après sa première partie, voici la deuxième partie de l’article Une page d’histoire, de Maxime Vuillaume, paru dans le Journal officiel de Paris le 27 avril 1871.
La Révolution du 18 mars était accomplie. Le gouvernement de Versailles avait pris la fuite, abandonnant tout, se promettant bien de revenir coûte que coûte, espérant sous peu de jours avoir raison de la « poignée de factieux ». Mais cette fois-ci, la première peut-être, les « factieux » furent les plus forts. Versailles n’a pas encore pu venir à bout de Paris révolté.
Quelques jours après le 18 mars, la Commune, ayant besoin de toutes ses forces, et voulant annuler les efforts de ceux que le gouvernement déchu avait laissés derrière lui, et qui pouvaient conspirer contre elle, mettait en état d’arrestation et écrouait à Mazas, où ils sont encore, plusieurs hauts personnages suspects à bon droit de relations avec l’ennemi: Darboy, archevêque de Paris; Lagarde, son grand-vicaire; Deguerry, curé de la Madeleine; Bonjean, ex-président du Sénat, etc., etc.
Presque en même temps, le 19 mars [c’est une coquille, pour le 17 mars], en réponse pour ainsi dire et comme une représaille envers l’insurrection du 18, les agents du gouvernement de M. Thiers arrêtaient, dans un petite ville du midi, malade, épuisé, le citoyen Blanqui, motivant l’arrestation par sa condamnation à mort comme contumax, pour l’affaire du 31 octobre.
Blanqui fut conduit dans un état désespéré à la prison de Figeac. Depuis le jour de son arrestation, personne de ses amis, pas même ses parents les plus proches, n’a pu savoir de ses nouvelles. Les précautions les plus minutieuses ont dû être prises par le gouvernement de Versailles pour que le secret le plus absolu fût gardé sur le lieu de réclusion.
Quand Blanqui fut envoyé à l’hôtel de ville par le vote du 26 mars, la Commune sentit bien que la présence dans son sein de l’homme dont chacun de ses membres avait pu, depuis le 4 septembre, apprécier la clairvoyance politique, lui était nécessaire, et qu’en ne réclamants pas Blanqui, elle perdait ainsi, de son bon gré, la voix la plus influente peut-être du conseil.
Ce fut alors que des amis particuliers de Blanqui, d’accord avec certains membres de la Commune, entreprirent des démarches en vue d’obtenir du gouvernement de Versailles son élargissement, en échange d’autres détenus.
Le citoyen Flotte, ancien compagnon de cachot de Blanqui, son ami depuis de longues années, se chargea de cette mission difficile. Il entreprit d’aller trouver l’archevêque Darboy, détenu à Mazas, et de jeter avec lui les bases d’un échange possible. Le citoyen Raoul Rigault, délégué à l’ex-préfecture de police, lui remit le laissez-passer suivant (que nous avons entre les mains, ainsi que toutes les autres pièces publiées dans la suite de cet article)
Muni de ce laissez-passer, le citoyen Flotte se rendit dans la cellule de l’archevêque Darboy, et lui exposa les motifs de sa visite. L’archevêque proposa, pour remplir la mission d’échange près de M. Thiers, l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine.
Sur certaines objections faites au citoyen Flotte par le citoyen Rigault, ce ne fut pas Deguerry, mais le grand-vicaire de l’archevêque, Lagarde, qui fut choisi pour partir à Versailles.
Ordre fut donné par le citoyen Rigault de laisser communiquer Lagarde et Darboy, en présence de Flotte. Mais Flotte, qui sait par une longue expérience ce qu’est le séjour des prisons, se retira mû par un sentiment de délicatesse bien facile à comprendre, et laissa seuls Lagarde et l’archevêque.
Le 12 au matin, Flotte revint trouver Lagarde avec un permis de mise en liberté pour lui, et un laissez-passer en règle pour que Lagarde pût librement aller à Versailles. Flotte fit jurer à Lagarde de revenir quand même, si sa mission n’aboutissait à aucun résultat. Lagarde jura de revenir.
Dussé-je être fusillé, je reviendrai! dit-il à Flotte. Du reste, pouvez-vous penser que je puisse un seul instant avoir l’idée de laisser monseigneur seul ici?
Flotte conduisit lui-même Lagarde à la gare. Avant que Lagarde prît place dans le train qui devait le conduire à Versailles, Flotte lui fit encore renouveler la parole donnée: « Ne partez pas, si vous n’avez pas l’intention de revenir. » Lagarde jura de nouveau.
Il partit, porteur de la lettre suivante, adressée par l’archevêque Darboy à M. Thiers:
Prison de Mazas, 12 avril 1871
Monsieur le président.
j’ai l’honneur de vous soumettre une communication que j’ai reçue hier soir, et ke vous prie d’y donner la suite que votre sagesse et votre humanité jugeront la plus convenable.
Un homme influent, très-lié avec M. Blanqui par certaines idées politiques, et surtout par le sentiment d’une vieille et solide amitié, s’occupe activement de faire qu’il soit remis en liberté. Dans cette vue, il a proposé de lui-même aux commissaires que cela concerne cet arrangement: Si M. Blanqui est mis en liberté, l’archevêque de Paris sera rendu à la liberté avec sa sœur, M. le président Bonjean, M. Deguerry, curé de la Madeleine, et M. Lagarde, vicaire général de Paris, celui-là même qui vous remettra la présente lettre. La proposition a été agréée, et c’est en cet état qu’on me demande de l’appuyer près de vous.
Quoique je sois en jeu dans cette affaire, j’ose la recommander à votre haute bienveillance; mes motifs vous paraîtront plausibles, je l’espère.
Il n’y a déjà que trop de dissentiment et d’aigreur parmi nous; puisqu’une occasion se présente de faire une transaction qui, du reste, ne regarde que les personnes et non les principes, ne serait-il pas sage d’y donner les mains et de contribuer ainsi à préparer l’apaisement des esprits? L’opinion ne comprendrait peut-être pas un tel refus.
Dans les crises aiguës comme celles que nous traversons, des représailles, des exécutions par l’émeute, quand elles ne toucheraient que deux ou trois personnes, ajoutent à la terreur des uns, à la colère des autres, et aggravent encore la situation. Permettez-moi de vous dire, sans autres détails, que cette question d’humanité mérite de fixer toute votre attention, dans l’état présent des choses à Paris.
Oserai-je, monsieur le président, vous avouer ma dernière raison? Touché du zèle que la personne dont je parle déployait avec une amitié si vraie en faveur de M. Blanqui, mon cœur d’homme et de prêtre n’a pas su résister à ses sollicitations émues, et j’ai pris l’engagement de vous demander l’élargissement de M. Blanqui le plus promptement possible. C’est ce que je viens de faire.
Je serais heureux, monsieur le président, que ce que je sollicite ne vous parût point impossible; j’aurais rendu service à plusieurs personnes, et même à mon pays tout entier.
G. Darboy
Archevêque de Paris
À M. Thiers, chef du pouvoir exécutif
Lagarde partit donc le 12 pour Versailles. Cinq jours se passent; on ne recevait aucune nouvelle de Lagarde. Le 17, Flotte reçoit une lettre de Versailles, datée du 15 avril.
Versailles, le 15 avril 1871
Monsieur,
J’ai écrit à Mgr l’archevêque, sous le couvert de M. le directeur de la prison de Mazas, une lettre qui lui sera parvenue, je l’espère, et qui vous a sans doute été communiquée. Je tiens à vous écrire directement, comme vous m’y avez autorisé, pour vous faire connaître les nouveaux retards qui me sont imposés. J’ai vu quatre fois déjà le personnage à qui la lettre de Mgr l’archevêque était adressée, et je dois, pour me conformer à ses ordres, attendre encore deux jours la réponse définitive. Quelle sera-t-elle? Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que je ne néglige rien pour qu’elle soit dans le sens de vos désirs et des nôtres. Dans ma première visite, j’espérais qu’il en serait ainsi et que je reviendrais sans beaucoup tarder avec cette bonne nouvelle. On m’avait bien fait quelques difficultés; mais on m’avait témoigné des intentions favorables. Malheureusement la lettre, publiée dans l’Affranchi, et apportée ici après cette publication aussi bien qu’après la remise de la mienne, a modifié les impressions. Il y a eu conseils et ajournements pour notre affaire. Puisqu’on m’a formellement invité à différer mon départ de deux jours, c’est que tout n’est pas fini, et je vais me remettre en campagne. Puissé-je réussir encore une fois! Vous ne pouvez douter ni de mon désir ni de mon zèle. Permettez-moi d’ajouter qu’outre les intérêts si graves qui sont en jeu et qui me touchent de si près, je serais heureux de vous prouver autrement que par des paroles la reconnaissance que m’ont inspirée vos procédés et vos sentiments. Quoi qu’il arrive, et quel que soit le résultat de mon voyage, je garderai, croyez-le bien, le meilleur souvenir de notre rencontre.
Veuillez, à l’occasion, me rappeler au bon souvenir de l’ami qui vous accompagnait, et agréez, monsieur, la nouvelle assurance de mon estime et de mon dévouement.
E.-J. Lagarde
La lettre est du 15 avril. M. Thiers avait formellement invité Lagarde à différer son départ de deux jours. Le 18 seulement, Flotte, justement inquiet, alla trouver l’archevêque, et lui exprima son mécontentement de la conduite du grand-vicaire. Lagarde ne revenait pas. Il y avait beaucoup à présumer qu’il eût l’intention formelle de rester à Versailles et de profiter de la confiance qu’on avait mise en lui pour violer sa parole, se souciant peu de ce qui pourrait arriver.
L’archevêque exprima son étonnement du retard de Lagarde: « Cela est impossible qu’il reste à Versailles, dit-il à Flotte, il reviendra, il me l’a juré à moi-même. »
Flotte exprima à l’archevêque son désir d’avoir un mot de sa main, afin de le porter lui-même à Lagarde. M. Darboy remit alors à Flotte la lettre suivante:
L’archevêque de Paris à M. Lagarde, son grand-vicaire
M. Flotte, inquiet du retard que paraît éprouver le retour de M. Lagarde, et voulant dégager, vis-à-vis de la Commune la parole qu’il avait donnée, part pour Versailles à l’effet de communiquer son appréhension au négociateur.
Je ne puis qu’engager M. le grand-vicaire à faire connaître au juste à M. Flotte l’état de la question, à s’entendre avec lui, soit pour prolonger son séjour encore de vingt-quatre heures, si c’est absolument nécessaire, soit pour rentrer immédiatement à Paris, si c’est jugé plus convenable.
De Mazas, 19 avril 1871
G…, archevêque de Paris
M. Flotte n’alla pas lui-même à Versailles. Ses amis lui représentèrent le danger qu’il y courrait comme ami de Blanqui, et son compagnon de lutte et de prison.
On y envoya une personne sûre, qui partit le 19, et remit à Lagarde la lettre de l’archevêque.
Lagarde se contenta de faire remettre à Flotte le billet suivant, écrit à la hâte, au crayon, sur un chiffon de papier. (Ce billet est entre nos mains, comme toutes les autres pièces.)
M. Thiers me retient toujours ici, et je ne puis qu’attendre ses ordres, comme je l’ai plusieurs fois écrit à monseigneur. Aussitôt que j’aurai du nouveau, je m’empresserai d’écrire.
Lagarde
Donc, c’était bien dit. Lagarde refusait de rentrer à Paris. De parole donnée, il n’en était pas question pour lui.
Quant à Blanqui, à l’échange de prisonniers, c’était probablement la moindre des choses à laquelle avait songé Lagarde. Cet homme ne craignait pas non plus de laisser entre nos mains des amis à lui personnels, son archevêque, qui se trouvaient par sa trahison nos otages responsables. Il avait bien vu, par la conduite pleine de délicatesse et de dignité qu’avait tenue avec lui le citoyen Flotte, que les otages ne couraient guère avec nous qu’un seul danger: les reproches amers de ceux qu’on avait si indignement trompés.
Dès lors, tout était fini; on ne pouvait plus songer à Lagarde.
Nous avons voulu raconter dans tous ses détails cet incident, afin que tous sachent le degré de confiance qu’il nous est permis d’accorder à nos ennemis; afin que tous reconnaissent qu’aujourd’hui, comme toujours, l’honneur, la délicatesse, le respect du serment, est toujours du côté de la Révolution, rarement du côté de ceux qui la combattent, et ne craignent cependant pas, à certains instants, comme celui-ci, de se servir de sa bonne foi pour en abuser.