Pour que vous puissiez terminer tranquillement les livres conseillés, Alix, Eugène Sue, Marx et L’Enfermé, je reste avec Blanqui et consacre trois articles à « Une page d’histoire ». C’est le titre d’un long article en trois parties paru dans le Journal officiel (le nôtre, celui de Paris), le 27 avril 1871, sous la signature du jeune journaliste Maxime Vuillaume.

En voici la première partie.

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Il est des hommes sur lesquels, en tout temps, la calomnie ou la haine semble s’acharner, par cela seul que, rejetant loin de leur pensée, comme inutile ou nuisible à la révolution, tout ce qui n’est que satisfaction d’une ambition mesquine, ces hommes se trouvent isolés, en butte à toutes les attaques, frappés de tous les côtés par les incapables qui les calomnient sans les atteindre, par les roués qui, plus intelligents que les autres, cherchent plutôt à les réduire au silence.

Un de ces hommes fut Blanqui.

Né à la Révolution dès qu’il eut l’âge d’homme, blessé déjà d’une balle au cou peu d’années avant 1830, en 1827, sa vie, sous le règne de Louis-Philippe, ne fut qu’un long combat contre ce despotisme hypocritement bourgeois qui devait se terminer, au 24 février [1848], par ce qu’un poëte [Lamartine] a cru pouvoir appeler la « révolution du mépris ». Blanqui dut payer par une détention perpétuelle la part qu’il avait prise dans le coup de main du 12 mai 1839.

Il alla rejoindre au Mont-Saint-Michel ses compagnons d’insurrection. On sait les tortures qu’infligeaient aux détenus les geôliers du gouvernement de Juillet. Ce qu’on en raconte pourrait sembler de la légende, si nous ne savions pas qu’en ce moment-là, comme aujourd’hui, les plaintes des condamnés n’arrivaient pas jusqu’à nous, et que seuls les murs des cachots restaient les témoins muets de ces infamies. Fait-on moins. aujourd’hui? Nul ne le sait; nul n’est en état de l’affirmer ou de le nier. On serait plutôt tenté de l’affirmer quand on lit le récit des assassinats commis journellement par les généraux versaillais!

Le 24 février [1848] ouvrit à Blanqui les portes de sa prison. Il trouva au pouvoir les hommes de la démocratie doctrinaire. La partie était encore une fois perdue, la Révolution étouffée et tombée entre les mains d’incapables et d’intrigants. Comme il arrive toujours dans ces moments de crise, les partis les plus contraires, les ennemis les plus avoués, les ambitions en présence sournoisement rivales, se réunissent tous contre l’ennemi commun. Garder le pouvoir, tel est le but d’abord, sauf à combattre ensuite, la bataille policière; puis après, s’il le faut, le duel sanglant.

Le peuple avait fait la révolution; personne au pouvoir ne la représentait. Chacun travaillait pour son ambition personnelle: tel au Luxembourg avec ses prédications communistes, tel au ministère de l’intérieur, tel à l’hôtel de ville, conspiration partout, conspiration mesquine sous le manteau socialiste ou jacobin. Chacun eut sa journée: 17 mars, 16 avril. quand tout à tour les pygmées se furent tués les uns les autres, restait toujours le peuple: Juin trancha la question.

Pour l’instant, on était sûr du peuple. On savait que, toujours trop crédule, au 24 février comme au 4 septembre, il est facile d’en faire sa dupe. Les révolutions l’enivrent; les incapables exploitent sa bonne foi, s’apprêtant à le frapper pour en finir, quand ils croient le moment venu.

Au 24 février, le peuple, croyant bien faire, avait, comme au 4 septembre, abdiqué entre les mains d’intrigants. Un homme restait qui pouvait lui ouvrir les yeux: Blanqui. Il devint l’objectif. Communistes et jacobins, poëtes, bourgeois, tous, après avoir reconnu qu’il était impossible à eux de le tromper, se voyant découverts, convaincus par lui de trahison, n’avaient plus qu’une seule arme: la calomnie. On calomnia, Taschereau gaiement attacha le grelot. La fameuse pièce de la Revue rétrospective parut [Maxime Vuillaume raconte la fin de cette histoire du « document Taschereau » — un faux].

On sait maintenant cette histoire. La trame de cette machination est dénouée. On crut que Blanqui allait répondre, prouver qu’il n’avait rien écrit, rien dévoilé. Il se contenta d’invoquer son passé révolutionnaire. Qui de ceux qui l’attaquèrent eût osé en dire autant:

Parmi mes compagnons, écrivait-il dans sa fameuse réponse, qui a bu aussi profondément que moi à la coupe d’angoisses? Pendant un an, l’agonie d’une femme aimée, s’éteignant loin de moi dans le désespoir; et puis, quatre années entières, en tête à tête éternel, dans la solitude de la cellule, avec le fantôme de celle qui n’était plus: tel a été mon supplice, à moi seul, dans cet enfer de Dante. J’en sors les cheveux blanchis, le cœur et le corps brisés! Et c’est moi, triste débris, qui traîne par les rues un corps meurtri sous des habits râpés, c’est moi qu’on foudroie du nom de vendu, tandis que les valets de Louis-Philippe, métamorphosés en brillants papillons républicains, voltigent sur les tapis de l’hôtel de ville, flétrissant du haut de leur vertu, nourrie à quatre services, le pauvre Job échappé des prisons de leur maître!

La calomnie n’avait point porté. Le jour n’était point éloigné où les « brillants papillons de l’hôtel de ville » allaient voir leur règne éphémère finir tristement, au milieu de la haine de quelques-uns, de l’oubli de tout le monde. Celui qu’ils avaient attaqué devait grandir sous leurs coups.

Belle-Isle revit bientôt l’éternel lutteur. Le 15 mai [1848] l’y avait conduit. L’heure de la Révolution n’avais point encore sonné; ses défenseurs devaient fatalement retourner dans l’exil, qu’ils avaient abandonné pour si peu de temps.

Les tortures de Belle-Isle, tortures morales et physiques, ne parvinrent pas à tuer ce corps frêle et délicat, à briser cette âme de fer, qui semble renaître toujours jeune et forte au souffle puissant de la Révolution.

Le 4 septembre [1870] le revit, plus acerbe, plus clairvoyant que jamais, prédisant, prophétisant notre défaite [dans son journal La Patrie en danger], la trahison qui nous jeta dans l’abîme de honte du 28 janvier [1871, la capitulation après le siège de Paris].

Tout ceci est plus près de nous: nul ne peut nous réfuter. Tous, comme nous, ont vu la colère que soulevaient les avertissements qu’il croyait devoir donner au peuple abusé, avertissements d’autant plus sincères qu’ils ne lui attirèrent que l’insulte et la calomnie.

Le doute envahit les âmes, écrivait-il déjà le 15 septembre; le cœur se serre au soupçon d’un immense mensonge. On sent une lutte sourde entre deux courants, celui du dévouement et celui de l’égoïsme. Qui l’emportera, l’enthousiasme des masses, ou les ruses du petit nombre? Hélas! peut-être allons-nous assister à l’un des plus sinistres dénouements de cet antagonisme éternel!

Et moins de deux mois plus tard, quelques jours après le 31 octobre, le lendemain de ce fatal plébiscite du 3 novembre, qui jeta Paris pieds et poings liés entre les mains des traîtres de l’hôtel de ville:

Le dénouement n’est pas loin. Les comédies de préparatifs et de défense sont désormais superflues. L’armistice et ses garanties, la paix ensuite dans tout son opprobre, voilà ce que l’hôtel de ville va imposer à la France!

On ne l’écouta point; aujourd’hui ses prédictions se sont réalisées. Quant au grand citoyen qui cherchait à nous ouvrir les yeux sur la honte de son pays, les Trochu et les Favre d’église, les généraux de salon et de boudoir, les traîtres de toutes les nuances, lui jetaient en riant à la face l’épithète de Prussien!

« Blanqui est payé par la Prusse! » Cette phrase idiotement cruelle n’a-t-elle pas couru tout Paris?

La presse odieuse entonnait de sa plus grosse voix le concert de calomnies. C’est à elle que nous devons une grosse part de notre défaite. « Ce sont les journaux qui ont tout perdu », avait-il déjà dit quelque part, bien avant le 4 septembre.

La capitulation vint. Le 28 janvier, Jules Favre alla essuyer les tapis de Versailles. avec cette robe d’avocat qu’il avait déjà laissé traîner dans le sang du 22 janvier. Puis ce fut la fin, ou plutôt tout la faisait pressentir. De trahison en trahison, la République allait enfin tomber sous leurs coups, quand le peuple, se réveillant enfin de ce long sommeil ou de cette longue attente, se leva unanime au 18 mars pour chasser ceux qui l’avaient trahi.

Paris nomma la Commune, Paris était libre.

Le peuple récompensa celui qui si longtemps avait cherché à l’éclairer: deux arrondissements l’envoyèrent siéger à la Commune, où la clairvoyance politique dont il avait fait preuve depuis le 4 septembre ne pouvait manquer de lui assigner une des premières places.

Là doit commencer notre récit, ce que nous avons voulu intituler: Une page d’histoire.

Avant d’écrire les pages qu’on va lire, il nous a paru indispensable de rappeler brièvement ce que fut l’homme, de retracer en quelques mots cette vie de luttes, de souffrances, tissue de déceptions, de douleur, abreuvée de calomnie; de bien faire ressortir le caractère de celui qui, après avoir vécu soixante ans au milieu des trahisons et des lâchetés de tous les partis, est encore aujourd’hui victime des haines de ceux qu’il avait, depuis le 4 septembre, pris à tâche de démasquer, pour sauver la patrie et la Révolution.

à suivre

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Le portrait du jeune Auguste Blanqui a été peint par sa femme Amélie-Suzanne Serre, et se trouve au musée Carnavalet.