Après sa première et sa deuxième partie, voici la troisième partie de l’article de Maxime Vuillaume.

*

Il n’y avait donc plus rien à tenter. Aucun espoir possible de mise en liberté de Blanqui. Versailles, pas plus que nous, ne se méprenait sur la part immense de concours que Blanqui eût apportée à la Commune.

On voulut seulement avoir de ses nouvelles. Il était dangereusement malade lors de son arrestation, le 17 mars, dans la propriété de son neveu Lacambre [Blanqui était seul avec sa sœur, Mme Barellier, chez le gendre de celle-ci]. Depuis ce jour, personne n’avait entendu parler de lui. La plus simple raison d’humanité devait faire un devoir à M. Thiers de ne point refuser au moins à sa famille de le voir, ou même de correspondre seulement avec lui, de quelque manière que ce fût.

Ce fut alors que la sœur [Mme Antoine, l’autre sœur] de Blanqui fit porter à M. Thiers la lettre suivante:

À M. Thiers, chef du pouvoir exécutif

Monsieur le président,

Frappée depuis plus de deux mois d’une maladie qui me prive de toutes mes forces, j’espérais néanmoins en recouvrer assez pour accomplir auprès de vous la mission à laquelle ma faiblesse prolongée me force aujourd’hui de renoncer.

Je charge mon fils unique de se rendre à Versailles pour vous présenter une lettre en mon nom, et j’ose espérer, monsieur le président, que vous voudrez bien accueillir sa demande.

Quels qu’aient jamais été les événements, ils n’ont en aucun temps prescrit les droits de l’humanité ni fait méconnaître ceux de la famille, et c’est au nom de ces droits, monsieur le président, que je m’adresse à votre justice pour connaître l’état de la santé de mon frère, Louis-Auguste Blanqui, arrêté étant fort malade, le 17 mars dernier, sans que depuis ce temps un seul mot de sa part soit venu calmer mes douloureuses inquiétudes sur sa santé, si sérieusement compromise.

Si c’est demander au delà de ce que vous pouvez accorder, monsieur le président, que de solliciter une permission de le voir, ne fût-ce que pendant de courts instants, vous ne pourrez refuser à toute une famille désolée, dont je suis l’interprète, l’autorisation, pour mon frère, de nous adresser quelques mots qui nous rassurent, et pour nous celle de lui faire savoir qu’il n’est point oublié dans son malheur par les parents qui le chérissent à juste titre.

Veuillez agréer, etc.

Signé: Veuve Antoine

(née Blanqui)

La réponse ne se fit pas longtemps attendre. Elle est contenue tout entière dans la lettre suivante:

Monsieur le rédacteur,

Je vous prie de bien vouloir donner lace, dans votre journal, à la lettre que j’ai l’honneur de vous adresser, ainsi qu’à la réponse faite par M. Le chef du pouvoir exécutif.

(Ici la lettre que nous venons de reproduire.)

À cette lettre, M. le chef du pouvoir exécutif a fait répondre que la santé de M. Blanqui est fort mauvaise, sans donner cependant des inquiétudes sérieuses pour sa vie; mais que, malgré cette considération et mes instances au nom de ma famille et au mien, il refuse formellement d’autoriser aucune communication, soit verbale, soit écrite, entre M. Blanqui et sa famille, jusqu’à la fin des hostilités entre Paris et Versailles.

Ainsi, mon frère mourant est condamné au secret le plus rigoureux; nous ne pouvons ni le voir, ni lui écrire, ni recevoir un seul mot de lui!

Je m’abstiens, monsieur le rédacteur, de toute protestation stérile en présence de ses faits, que le jugement public appréciera.

Veuillez agréer l’assurance de ma considération distinguée.

Veuve Antoine, née Blanqui

Lundi, 24 avril 1871

C’est plus que le secret, c’est le cachot dont la porte est murée, sans que personne sache même où se trouve le prisonnier.

Le chef de l’exécutif est un homme de Louis-Philippe; et il s’y connaît quand il s’agit de faire souffrir ses ennemis.

Dans les beaux jours de M. Thiers, le détail des drames souterrains qui se passaient sur ce petit coin de terre que recouvre comme un étouffoir lugubre le Mont-Saint-Michel forme des pages terribles qu’on n’oubliera jamais.

Blanqui y était déjà en 1840, enfermé dans un cachot dans lequel le jour arrivait à travers un triple grillage de fer.

Nous laisserons M. Blanqui lui-même raconter ces scènes de tortures:

— Vous avez achevé votre œuvre de mort en plaçant cette grille qui me repousse à six pieds de la fenêtre et m’ôte le peu d’air que nous pouvions avoir par nos barbacanes; vous avez placé en dehors un grillage à treillis serré qui arrête l’air comme la lampe de Davy arrête la flamme, et en outre de tout cela, j’ai encore deux grilles: il ne me reste pas un quart de l’ouverture totale de cette meurtrière; vous feriez mieux de me faire étrangler tout de suite dans mon trou.

— Il y a des ordres exprès de placer ces grilles et grillages.

— C’est un ordre d’assassinat; croyez-vous qu’en nous voyant succomber tour à tour l’opinion ne s’émouvra pas enfin?

— Vous êtes ici vingt-sept, reprit le docteur; il est dans l’ordre naturel que vous mouriez de temps en temps!

Oh! grand Dieu! ajouta Blanqui après le récit de cette conversation qu’il avait avec le directeur et le médecin du Mont-Saint-Michel! faut-il se voir insulté avec cette barbarie sur son lit de douleur! J’ai gardé le silence. Qu’avais-je à dire à ces deux consolateurs, debout, aux côtés de mon grabat, comme deux génies de l’enfer, se relayant pour achever leur victime?

Un an après sont arrivée au Mont-Saint-Michel, Blanqui apprit la mort de sa jeune femme qu’il adorait. Sa vieille mère, âgée de soixante ans, vint lui apporter ses consolations. Elle fit cent lieues pour voir son fils, et la porte de la prison lui fut refusée. Il lui fallut faire des efforts inouïs pour pouvoir embrasser son fils. Quelques années plus tard, c’était à Belle-Isle qu’elle allait encore, d’un pas lent, visiter Blanqui, l’enfant de ses prédilections, prisonnier sous la République comme il l’avait été sous la monarchie.

Aujourd’hui, le gouvernement de Versailles tient à surpasser, si faire se peut, la cruauté de ceux qui l’ont précédé. Mêmes hommes du reste, mêmes bourreaux.

Il semble pourtant que cette grande figure, aujourd’hui au seuil de la mort, après vingt années [trente?] passées dans les cachots et dans les tombes de toutes les monarchies, devrait faire baisser les yeux à toute cette bande de misérables ou d’idiots, qui ont jeté la France dans l’abîme d’où l’a retirée la Révolution du 18 mars.

Mais les gens de Versailles, qui jusqu’au 28 janvier ont mis la France entière à l’encan, n’écoutent aujourd’hui que leur haine envers ceux qui les ont combattus.

Ils ne veulent pas se souvenir que ceux-là même qu’ils font assassiner, Blanqui enseveli mourant dans un cachot, Flourens haché par les gendarmes, Duval fusillé par Vinoy, les ont tenus dans leurs mains au 31 octobre, et qu’ils ne leur ont rien fait.

Il est vrai que cette fois encore, ils avaient juré; mais, comme aujourd’hui, ils avaient menti. Ce n’est pas du côté de Versailles qu’il faut chercher des hommes qui tiennent fidèlement leur serment.

Maxime Vuillaume


Cet article était terminé il y a déjà deux jours. Malgré tout, nous attendions encore et nous hésitions à la publier, espérant encore le retour, tardif, il est vrai, de Lagarde.

Nous venons de recevoir la visite du citoyen Flotte, qui nous communique la note suivante de M. Darboy, écrite le dimanche 23 avril et remise à M. Washburn, ministre des États-Unis, qui s’est chargé de faire parvenir, et qui en effet a fait parvenir le lendemain à M. Lagarde la note suivante, dont nous croyons reproduire exactement les termes:

Au reçu de cette lettre, et en quelque état que se trouve la négociation dont il a été chargé, M. Lagarde voudra bien reprendre immédiatement le chemin de Paris et rentrer à Mazas. On ne comprend guère que dix jours ne suffisent pas à un gouvernement pour savoir s’il veut accepter ou non l’échange proposé. Ce retard nous compromet gravement, et peut avoir les plus fâcheux résultats.

De Mazas, le 23 avril 71

G., archevêque

Dans le cours même de cette affaire, dont nous avons été à même de suivre tous les détails, M. Darboy nous a toujours paru de bonne foi, et nous nous croyons en mesure d’affirmer que, seul, Lagarde a manqué à sa parole.

Le dernier mot de M. Darboy vient confirmer encore davantage notre impression. Notre impartialité nous fait un devoir de dégager la responsabilité de ceux que nous croyons innocents de cette violation de la foi jurée.

M. V.

À cet article il y aura une suite…

Le portrait de Blanqui, avec la signature Néraudau, vient de Gallica, là. Mais, me précise Jean-Pierre Bonnet (que je remercie), contrairement aux assertions flottantes de la BnF, il se nommait Alexandre Jules Neraudau, était né à Paris le 31 juillet 1834, s’était marié le 3 juin 1861 avec Marie Caroline Guiart (dans l’acte il était dit dessinateur lithographe), et mourut à Paris 18e le 5 février 1890.