Nous sommes le 1er mars 1871, jour de l’occupation par l’armée prussienne d’une partie de Paris. Maxime Vuillaume rencontre Eugène Vermersch boulevard Saint-Michel. Ils vont à la Bastille, place noire de monde depuis le 24 février (anniversaire de la révolution de 1848, dont les morts sont enterrés, avec ceux des Trois-Glorieuses de 1830, sous la colonne). 

Puis…

Maxime Vuillaume raconte. 

J’ai rendez-vous, rue du Croissant, avec Humbert. Un projet de journal. Non pas un journal à la vérité. Le cautionnement nous fait défaut. Mais une suite de placards quotidiens, dans le genre des placards de la Révolution. Marat ou Hébert. L’Ami du Peuple ou Le Père Duchêne. Le Père Duchêne surtout. Des grandes colères, des grandes joies, des lettres bougrement patriotiques, dans le style du temps. Nous avons causé de cela ces deux ou trois jours. Je confie nos projets à Vermersch.

Le Père Duchêne! J’en suis… Quand nous réunissons-nous? Où? Chez moi, si vous voulez.

Rue du Croissant, nous trouvons Humbert. Entendu. Le lendemain chez Vermersch, rue de Seine, au troisième, dans la maison de l’éditeur Sartorius.

Tous les trois fidèles au rendez-vous. Vermersch nous fait les honneurs de son home. Des piles de journaux et de livres le long des murs. La chambre a été occupée autrefois par Baudelaire, ce dont est très fier le maître actuel du logis.

— Oui, c’est sur cette table que Baudelaire a écrit ses Fleurs du Mal. C’est là aussi que j’ai fait mon Grand Testament;

Et Vermersch nous. déclame — il n’y manquait jamais — la strophe préférée de son poème, la strophe de la Mort :

Certes, je n’en aurais pas peur

Si dans les plaines découvertes,

Si dans les grandes forêts vertes

On pouvait enfouir mon cœur!

Sous la mousse fine et les branches

J’attendrais la force et la loi

Qui reprendront ce qui fut moi

Pour faire la fleur des pervenches!

L’un de nous avait apporté quelques numéros du journal d’Hébert. On en trouvait encore, à cette époque, dans les boîtes des quais. Il les étala sur la table autour de laquelle nous étions assis.

Nous avions aussi le petit livre de Charles Brunet — Le Père Duchesne, d’Hébert — qui cite les titres des 355 numéros de la feuille révolutionnaire.

Je l’ouvre au hasard, et je lis:

Numéro 253. La Grande Colère du Père Duchesne contre les gredins de financiers, grippe-sous, monopoleurs, accapareurs, qui font un Dieu de leur coffre-fort, et qui excitent le désordre et le pillage pour faite la contre-révolution…

Un peu plus loin:

Numéro 260. La Grande Colère du Père Duchesne au sujet de Marat, assassiné à coups de couteaux par une garce du Calvados…

D’une seule voix :

— C’est cela qu’il faut faire!

Nous discutâmes longuement, il m’en souvient, sur la vignette. Fallait-il adopter la vignette d’Hébert: le sans-culotte menaçant de la hache un pauvre petit calotin agenouillé, avec la devise Memento mori? Non. Ce serait copier trop servilement l’aïeul.

— Nous demanderons quelque chose à Régamey, dit Vermersch.

Deux ou trois jours après cette première conversation, Frédéric Régamey [dessinateur et graveur], encore en costume de son bataillon des Amis de la France — vareuse marron –, nous montrait l’admirable petite composition qui devait figurer en tête des soixante-huit numéros de notre journal.

Assis sur un tas de pavés, tenant le triangle égalitaire de la main droite, embrassant du bras gauche un canon, un sans-culotte, coiffé du bonnet phrygien, s’appuie sur le lion popuIaire. À ses pieds, gisent couronnes, mitres et crosses. Une volée d’oiseaux noirs fuit à l’horizon. Sur le ciel clair se détache l’immortelle devise des grands ancêtres : La République ou la mort!

Quand Régamey mit sous nos yeux cette merveille d’art et de pensée révolutionnaires — signée, à gauche, des deux initiales F. R. — ce fut plus que de la joie. De l’enthousiasme.

— Bravo! À quand le premier numéro! À quand la première grande colère!

Le Père Duchêne était né.

*

L’image de couverture est un morceau de la page 4 du Journal, en date du 1er janvier 1923, après la mort d’Alphonse Humbert le 27 décembre précédent. Ce journal évoquait la fondation du Père Duchêne en publiant cet extrait de Mes Cahiers rouges. Ce qui m’a donné l’idée d’en faire autant. 

Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges, édition intégrale inédite présentée, établie et annotée par Maxime Jourdan, La Découverte (2011).

Cet article a été préparé en mars 2020.