Ce qu’il est convenu d’appeler « la crise sanitaire » empêche la traditionnelle « montée au Mur » des amies et amis de la Commune, prévue aujourd’hui 16 mai cette année. Même si je ne participe pas à cette manifestation, comme les lecteurs et lectrices fidèles de ce site s’en doutent, je vais souvent au Père Lachaise. Ce que je n’ai pas fait depuis plusieurs mois.

Un mur, tout de même pour aujourd’hui. Un autre. Un qui n’est plus.

Cet article de Lucien Descaves est paru dans La Lanterne le 21 juin 1922.

Les murs parlants

Un de ces murs qui ont des oreilles pour entendre et un visage parlant, vient de disparaître, à Montmartre : le mur de la rue des Rosiers (devenue la rue de La Barre), contre lequel furent poussés et fusillés, le 18 mars 1871, les généraux Lecomte et Clément Thomas.

Je garde précieusement un souvenir de cette journée historique. Un vieillard auquel j’avais rendu quelques petits services et qui ne savait comment me témoigner sa gratitude m’apporta un jour, il y a vingt ans, une branche de pêcher coupée en fleurs à l’espalier où s’appuyait la tête de Clément Thomas, peu de temps après sa mort. Le mur n’est plus; la petite branche reste dans ma bibliothèque, au creux d’un moulage de la main de Louise Michel. À chacun ses commémorations.

On a beaucoup reproché, on reproche souvent encore à la Commune, le meurtre des deux généraux. On oublie ou l’on ne veut pas savoir que la Commune, le 18 mars, n’existait pas. À la garde nationale provoquée, Thiers avait voulu reprendre ses canons, les canons payés par elle. La troupe — le 88e de ligne — fit cause commune avec les gardes nationaux, mit la crosse en l’air et s’assura du général de brigade Lecomte, qu’elle avait pour Vinoy [?]. Elle le conduisit. au Château-Rouge et l’y enferma. Les hommes de la Commune ne prirent part à l’affaire que pour essayer de sauver Lecomte. À Genève, où plusieurs se retrouvèrent, trois mois plus tard, proscrits et traqués, Massenet de Marancourt, frère du compositeur de Manon, racontait devant mon vieil ami Maxime Vuillaume la scène, les scènes dont il avait été témoin. Car avant de rencontrer le général Lecomte à Montmartre, près de la Tour de Solférino, Léon Massenet avait fait sa connaissance pendant la guerre, à Charleville, où, colonel d’un régiment de marche, il venait de recevoir le commandement d’une brigade dans le Midi.

À Massenet, il disait alors :

Je suis bien heureux de quitter le service actif. Je me sens fatigué. J’ai cinq enfants. Je suis numismate, bibliophile ; j’aime les beaux-arts… Voilà de quoi m’occuper…

Et Massenet le retrouvait au milieu d’une foule excitée, hurlante.

— Donnez l’ordre d’évacuer les Buttes, mon général, et l’on vous rendra la liberté.

Lecomte signa l’ordre écrit de sa main et se fit servir à déjeuner ; mais il eut la fatale inspiration, dans l’après-midi, de se faire transférer au poste de la rue des Rosiers où il comptait voir les membres du Comité central. Ce fut sa perte.

Il avait moins à craindre des fédérés que de ses propres soldats. Ceux-ci, lorsqu’on leur amena le général Clément Thomas, que la population parisienne exécrait depuis 1848, fusillèrent ensemble le vieux général et le jeune. Ils avaient pris toutefois la précaution de retourner leur képi, afin d’en cacher le numéro qui eût pu les dénoncer. Maxime Vuillaume tenait ce détail d’un autre témoin digne de foi.

Le rôle de la Commune dans tout cela ?

La vérité, c’est que la guerre, le Siège, la capitulation de Paris, une défense nationale mal organisée, Trochu, Ducrot, Thiers, et tous les Jules, de Favre à Simon, avaient exaspéré Paris. Il ne fallait qu’une étincelle pour mettre le feu aux poudres : l’enlèvement des canons fut l’étincelle.

Il y a une trentaine d’années, M. André Gide, l’auteur de Saül et de La porte étroite, fondait sa réputation, au quartier Latin, avec ce vers :

Les capitaines vainqueurs ont une odeur forte.

— Les vaincus aussi, lui fit doucement observer Curnonsky, songeant peut-être aux généraux sans prestige de l’Année terrible.

C’est envers ceux-là que la foule, militaires et civils fraternisant, fut impitoyable le 18 mars 1871, rue des Rosiers.

On n’allait guère en pèlerinage au mur qui vient d’être abattu. Il était abandonné. Un asile, qui occupe l’emplacement de l’ancienne maison démolie, y avait aménagé ses water-closets !

On va davantage au mur de la rue Haxo, sur les hauteurs de Belleville, où tombèrent les otages, au nombre de cinquante.

Il ne manque pas de murs, dans Paris, que les défenseurs de la Commune éclaboussèrent de plus de sang, il y a les murs de l’École militaire et de la caserne Lobau ; il y a les murs de l’ancienne École d’état-major de la rue de Grenelle ; il y a les marches du Panthéon. sur lesquelles fut fusillé le brave Millière, et le piédestal du lion de pierre qui avoisine le bassin du Luxembourg, piédestal contre lequel fut adossé l’innocent docteur Tony Moilin. Il y a, dans chaque quartier, encore debout, des murs qui eurent des oreilles pour entendre siffler les balles et qui sont devenus sourds pour s’en souvenir.

[Je me permets de trouver étonnant ici que Lucien Descaves ne se « souvienne pas » que des dizaines et peut-être des centaines de citoyens et citoyennes ont été fusillés devant ce mur, précisément, celui de la rue des Rosiers, pendant la Semaine sanglante, parmi lesquels peut-être Eugène Varlin.]

Mais ce n’est point le cas pour le Mur par excellence, le Mur tout court, enfin le Mur du Père-Lachaise. C’est peut-être celui le long duquel on a le moins fusillé ; mais il fait figure de symbole et ce sont les autres, tous les autres qu’il rappelle, aux vieilles têtes penchées vers lui.

Lucien DESCAVES

J’ai déjà utilisé le tableau de Maximilien Luce dans un article sur l’exécution de Clément Thomas et Lecomte, justement.

Cet article a été préparé en avril 2020.