Cet article de Maxime Vuillaume est paru dans L’Aurore, le 13 mars 1908. Comme toujours, j’ai ajouté des commentaires (en bleu). Son dernier paragraphe explique sa publication aujourd’hui, fin mai…

Autour de Saint-Séverin

Il ne restera bientôt plus rien, pas un pan de mur, pas une vieille pierre, qui, dans Paris renouvelé, aéré et parfois, hélas, enlaidi, parle au souvenir. Au hasard d’une flânerie, je m’étais engagé dans ce qui reste de l’antique quartier Saint-Séverin, longeant la rue de la Huchette, la rue de la Harpe, la rue Galande — où fut jadis le Château-Rouge détruit par la percée de la rue Dante — quand une large voie, toute en démolitions, m’apparut, aveuglante de lumière. La rue Saint-Jacques ! C’était là ma vieille rue Saint-Jacques! Et tout de suite, devant ces hautes façades maculées, noircies et salies de la crasse des siècles, s’évoquèrent les boutiques basses, au fond desquelles flambait perpétuellement le brasier de la rôtisserie. De la rue de la Parcheminerie à la rue Saint-Séverin, jusqu’au Petit-Pont, qu’illustrèrent la fameuse barricade de Juin, et le massacre des Deux Pierrots [massacre, le 23 juin 1848, des derniers défenseurs de la barricade du Petit-Pont, qui s’étaient réfugiés dans ce magasin de nouveautés], ce n’était que rôtisseries, dont la lignée remontait aux jours lointains des escholiers et du guet. Démolies, à jamais disparues, les rôtisseries de la rue Saint-Jacques.

Il n’y a pas encore bien longtemps qu’à chacune de mes excursions dans le vieux quartier de ma jeunesse, je jetais un regard ému vers le fond de l’une de ces humbles boutiques. Aux jours sombres et faméliques du siège de 1870, les rôtisseries de la rue Jacques — comme nous disions alors avec Rigault — manquant totalement de poulets et de gigots, rôtissaient des quartiers de cheval, quand bien entendu, elles pouvaient s’en procurer. Et ce n’était pas toujours facile. Quand Décembre fut venu, avec ses 12 ou 15 degrés au-dessous de zéro, le feu lui-même manquait. Plus de charbon. L’âtre flambant n’était plus qu’un tout petit feu — un feu de vieille — en face duquel de tout petits morceaux d’une viande parcimonieusement mesurée par les boucheries municipales, grésillaient. Heureux, trois fois heureux, les gens fortunés qui pouvaient s’asseoir au maigre festin quotidien.

Je ne me rappelle plus trop comment nous avions, quelques amis du 248e bataillon et moi, découvert la petite rôtisserie de la rue Jacques. Toujours est-il qu’un beau soir, nous nous trouvâmes réunis, une demi-douzaine, autour de l’une des tables de l’arrière-boutique. Il y avait là : d’abord notre chef de bataillon et ami Charles Longuet, qui devait quelques mois plus tard, être élu à la Commune ; son fidèle lieutenant-secrétaire Achille Macé, originaire, comme Longuet, de Caen en Normandie ; un sergent que nous appelions Berzélius, parce qu’il se disait chimiste, bohème étrange, habitué de l’Académie [c’est un café, bien sûr], également rue Jacques mais plus haut, entre la rue Soufflot et la rue Malebranche ; un vieux garde nommé Michel, qui s’était battu en Juin 48 et qui nous faisait, pour la centième fois, entre la poire absente et le fromage dont une parcelle valait deux louis, donc également absents, l’éternel récit des fusillades du Collège de France ; deux ou trois autres, et moi. Vallès faisait des apparitions. Son estomac en déroute s’accommodait mal de l’âcre fumet de faisandé du cheval qui finissait de cuire.

Nous étions servis, dans cette bienfaisante rôtisserie de la rue Jacques, par une gentille fille, la fille du patron, que je vois encore, fluette et blonde, dans sa robe de finette grise poilue et son tablier éblouissant de blancheur. Ne quittant qu’assez tard l’atelier de fabrication de munitions du quai d’Orsay, installé dans les salles de la manufacture de tabacs –” la même qui va disparaître et dont les terrains ont été vendus l’autre jour la jolie somme de quatre millions — où je tenais pendant le jour le rôle de surveillant, j’arrivais parfois à la rôtisserie de la rue Jacques quand tout le monde était déjà parti, l’un pour se rendre à une réunion publique, l’autre tout simplement au café où l’on causait bataille, espoirs, déceptions et trahisons.

Je m’asseyais, solitaire. Et c’était alors l’instant délicieux. La gentille fille entrait, mettait l’humble couvert, et, de la voix la plus douce :

— Lieutenant — car j’étais lieutenant au 248e –” je vous ai gardé quelque chose.

Ce quelque chose était une exquise et parfumée tranche de cheval Elle me l’apportait presque en cachette. Une tranche de cheval à la Noël ! Que d’envieux elle eût fait, cette tranche convoitée ! Il faut avoir eu faim, faim à vingt ans, –” mettons vingt-cinq pour ne pas me rajeunir [et même vingt-six…] — pour respirer encore, à trente-sept ans de distance, le parfum embaumé et appétissant de ce morceau de cheval, taillé peut-être dans la plus efflanquée des haridelles ou dans quelque pauvre bête, victime, comme les hommes, des fureurs de la bataille.

Pourquoi quittâmes-nous un jour l’asile bienfaiteur et réconfortant de la rôtisserie de la rue Jacques ? J’en ai perdu le souvenir. Peut-être bien, ingrats que nous fûmes, quand la capitulation fit rentrer dans Paris le pain blanc, les gras poulets, les moutons aux gigots bénis, les victuailles sur lesquelles nous nous jetâmes tous comme des loups affamés.

Ah ! ces premiers jours du lendemain du siège! Je vois encore, passant sur le boulevard Michel” — restons dans la note du temps — un grand diable, déambulant au beau milieu de la chaussée, le chef couvert, nous nous demandions pourquoi, d’un casque prussien, une badine d’une main, tenant de l’autre, en laisse… une oie. Une oie magnifique, dodue, dont le bec d’or rouge s’ouvrait et se refermait comme celui d’une oie mécanique.

Mais non, ce n’était pas une oie mécanique! C’était une belle oie, vivante, que le conducteur était allé acheter au pont de Neuilly où la foule s’écrasait, sans honte ni vergogne, pour se procurer des vivres.

L’oie du boulevard Michel fit ce jour-là une vraie promenade triomphale. On l’applaudissait. Oie annonciatrice de la fin de nos misères ! Bonsoir, maigres feuilles de cheval, pain noir de son et d’avoine! À nous les côtelettes, les bifteacks et le gruyère aristocratique… Ô honte ! je vous dis qu’on en oubliait la capitulation…

Le souvenir de la rôtisserie de la rue Jacques m’était toutefois resté. Et aussi peut-être un peu celui de la charmante fille, fluette et blonde, avec sa robe de finette grise et son éblouissant tablier blanc.

Quand je revins d’exil, un jour que je passais près de Saint-Séverin, je m’arrêtai devant la rôtisserie. Je fouillai du regard la salle, où flambait une gerbe de feu. J’interrogeai les figures. Je cherchai en vain parmi les personnes qui me semblaient être de la maison, celle qui avait jadis, de ses blanches mains, déposé devant moi la tranche délicieuse, que je repousserais peut-être aujourd’hui avec dédain et dégoût.

Je ne la revis pas…

Rien ne m’attachait donc plus à la rôtisserie du siège. Et, cependant, quand, hier, je vis la large trouée, éventrant mon vieux quartier, de la Sorbonne au Petit-Pont, il me sembla devant cette ruine que quelque chose de moi-même s’en était allé. Je voulus fouler une dernière fois le lieu du souvenir. Demain, les ouvriers de la Ville viendront niveler le terrain, poser les bordures du trottoir, sceller à jamais les portes qui s’ouvraient pour moi sur le passé, plein de joies et de regrets…

Je quittai les ruines. Saint-Séverin débarrassé de la gangue qui l’avait cachée pendant des siècles, élevait sa nef admirable, montrait son abside élégante. Tout en haut de son clocher pointu, à travers l’étroite trouée de la flèche, immobile, la forme noire de la petite cloche, Mattea — elle s’appelle du doux nom de Mattea, la vieille, très vieille cloche, la plus vieille de Paris qui, depuis 1412, cinq cents ans, réveille de ses notes claires, le vieux quartier endormi.

Et, ramenant mon regard sur ce qui fut, au coin de la rue Jacques et de la rue Séverin avant les démolitions, une toute petite place, avec un renfoncement, bordée de hauts murs, je revis ce que je vis le matin du jeudi 25 mai 1871 le lendemain de l’effroyable lutte, un tas de cadavres empilés, sanglants, les fusillés de la nuit — ceux que ne pouvait plus réveiller, hélas, la note argentine de Mattea.

MAXIME VUILLAUME

J’ai brutalement copié la photographie de couverture, due à Charles Marville, sur le magnifique site Vergue. Si vous cliquez sur le lien précédent, vous trouverez une version haute définition de cette image et des commentaires très précis et intéressants. Le magasin de nouveautés Aux Deux Pierrots se trouve (sur la photo) à l’angle de la rue du Petit-Pont et de la rue de la Huchette. Il y a au moins deux marchands de vin. 

Cet article a été préparé en mars 2020.