Comme je l’ai indiqué dans l’article précédent, l’amnistie des communards n’a pas été « que » l’affaire des parlementaires. J’ai signalé des comités et des actions « populaires ». Voici un récit de la plus spectaculaire d’entre elles, l’élection d’Alexis Trinquet — quelques semaines après une élection à laquelle Blanqui était candidat…
Alexis Trinquet avait trente-six ans et était cordonnier lorsqu’il fut élu à la Commune, aux élections complémentaires du 16 avril 1871, par le vingtième arrondissement. Je renvoie à la notice du Maitron pour plus de détails.
Il a combattu jusqu’au bout de la Semaine sanglante.
Il a été l’un des accusés du « Procès des membres de la Commune » en août 1871. Selon son avocat, Maître Denis, il s’était livré pour faire libérer sa femme. En tout cas, il avait été arrêté le 8 juin.
Devant le conseil de guerre, il s’est comporté avec beaucoup de dignité et de retenue. Voici un extrait du compte rendu de ce procès:
M. LE PRÉSIDENT : Vous êtes accusé d’attentat contre le gouvernement?
TRINQUET: Non. J’ai été envoyé à la Commune par mes concitoyens; j’ai payé de ma personne; j’ai été aux barricades, et je regrette de ne pas y avoir été tué; je n’assisterais pas aujourd’hui au triste spectacle de collègues qui, après avoir eu leur part d’action, ne veulent plus avoir leur part de responsabilité. Je suis un insurgé, je n’en disconviens pas.
M. LE PRÉSIDENT: Vous êtes accusé d’incendies?
TRINQUET : Je repousse cette accusation.
M. LE PRÉSIDENT: Vous êtes accusé de destruction de monuments publics et de propriétés privées?
TRINQUET : Je n’y ai pas pris part.
Il a été condamné aux travaux forcés à perpétuité — au bagne — et donc transféré à Toulon puis envoyé en Nouvelle-Calédonie sur Le Rhin.
D’après Le Rappel du 8 janvier 1881, il a tenté de s’évader, avec Jean Allemane et d’autres bagnards, en novembre 1876.
Il a refusé de demander une grâce mais, épuisé, malade, il a fini par écrire à Jules Grévy, en avril 1879, pour demander que sa peine soit commuée en bannissement. Sans grand succès. Un an après, le bagne fut commué en déportation simple…
Le siège de conseiller municipal du quartier du Père-Lachaise, dans le vingtième arrondissement, était vacant: Charles Quentin (qui avait jadis été proche de Delescluze et avait même fait un peu de prison après la Commune), nommé directeur de l’Assistance publique, avait démissionné. Le quartier faisait partie de la circonscription électorale dont Gambetta était député — et Charles Quentin était « gambettiste ». Gambetta avait un candidat. Alexis Trinquet a été présenté comme « candidat de l’amnistie » et… il a été élu, le 13 juin 1880.
De quoi faire réfléchir le député…
Et d’ailleurs, le 22 juin, l’Assemblée votait l’amnistie plénière!
Comme l’écrivit Édouard Lockroy dans Le Rappel daté du lendemain:
Ce que c’est que la pression de l’opinion publique et l’approche des élections!
… et comme l’a dit à l’Assemblée le bonapartiste Paul de Cassagnac:
À Paris, il y a eu hier l’élection de M. Trinquet. On nomme conseiller municipal pour disposer des finances de la ville, un galérien qui est encore au bagne. Est-ce un signe d’apaisement que cette élection illégale faite contre M. Gambetta?
Puis:
En somme, il n’y avait pas eu d’apaisement; la réhabilitation de la Commune a été poursuivie. Il faut donc chercher la cause ailleurs : elle est dans l’approche des élections; on a voulu prendre la tête du mouvement pour ne pas rester à la queue.
En effet, Gambetta, tout en minimisant
ce scrutin municipal, local, restreint, sans portée et sans lendemain,
en parfait politicien opportuniste, s’était enfin emparé de l’amnistie, pour laquelle il n’avait jamais voté. Écoutez-le:
Donc, il faut faire l’amnistie. La question politique qui se pose et qui s’impose est celle-ci : Existe-t-il un moment plus favorable pour la faire? (Nouveaux applaudissements.) Non, il n’en existe pas. Pourquoi? Parce que le pays la demande. (Nouveaux applaudissements.)
Oui, j’ai écouté le pays, j’ai étudié la marche des esprits, résolu à ne pas céder aux impatiences même légitimes de mes amis quand elles me semblaient prématurées. J’ai écouté l’opinion dans ses manifestations de presse, dans ces manifestations électorales ; car, où est l’opinion publique si elle n’est pas dans ces consultations solennelles, où l’électeur, additionné à l’électeur, donne l’opinion de la France? (Applaudissements.) Et, ainsi éclairé, je suis arrivé à la conviction absolue.
Et aussi…
Eh bien, l’élection de Trinquet, c’est la dernière manœuvre d’un parti dans la main duquel on va briser une arme dangereuse, l’élection de Trinquet, qui heureusement a été gracié, qu’on a appelé le galérien, qu’on aurait pu et dû faire revenir plus tôt en France, car il était allé au bagne non pour des crimes que j’ignore, mais pour une solidarité qu’il avait acceptée, que d’autres plus habiles avaient déclinée par la fuite. (Très bien ! à gauche.)
Est-ce que vous pouvez empêcher que, dans un quartier de Paris où ses amis, sa femme, ses fils tendent tous les jours les mains vers le rapatriement de l’ami, de l’époux, du père, on a pu prêter la main à ceux qui venaient dire : « Le vrai moyen de le faire revenir, c’est de le nommer conseiller municipal? »
Ne sentez-vous pas que vous devez couper court à de telles suggestions ?
Non! quand ou examine cette minuscule question de l’élection du Père-Lachaise, ni ici, ni ailleurs, on ne peut en faire un argument contre la mesure politique qui vous est proposée.
Et, pour ces raisons ou pour d’autres, trois cent trente trois députés ont — enfin — voté l’amnistie plénière.
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Amnistié, Alexis Trinquet a été rapatrié, parmi 305 autres déportés, que l’on a appelés « les derniers amnistiés », sur Le Navarin (la liste de leurs noms se trouve dans Le Rappel du 4 janvier 1881). Le bateau n’a mouillé en rade de Brest que le 6 janvier. Alexis Trinquet est arrivé à la gare Montparnasse le 8 janvier.
Il a inspiré à Clovis Hugues un long poème intitulé Trinquet, dont je ne cite ici que la dernière des dix strophes:
Et maintenant, Trinquet, relève
Ton front par les vents outragé!
Nous avons déposé le glaive;
Mais les maîtres n’ont pas changé.
Tu nous guideras vers les cimes,
Toi qui sus dénoncer leurs crimes
Sans avoir peur qu’on te brisât!
Toi qui peux d’une main hardie
Souffleter leur palinodie
Avec tes sabots de forçat!
Le poème est daté de janvier 1881. Le 9 janvier, lendemain du retour, avaient lieu les élections qui renouvelaient le conseil de Paris. Alexis Trinquet, arrivé en tête des suffrages, était en ballottage. Il y a eu un regroupement des « modérés » sur le nom de l’autre candidat républicain, Félix Henri Rabagny. Bon politique, Gambetta avait bien joué, Alexis Trinquet n’était pas réélu. Et d’ailleurs peu d’amnistiés furent élus.
En 1882, Alexis Trinquet habitait 11 boulevard de Belleville (ce côté du boulevard est dans le onzième) avec sa femme Adélaïde Depernet, qui était brodeuse, et au moins un de ses fils, Julien, qui était typographe. Il était inspecteur à la préfecture de la Seine — sans doute était-il trop faible pour exercer son métier de cordonnier.
Il est mort le 12 avril 1882.
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La photographie d’Alexis Trinquet fait partie des photographies policières prises par Appert en 1871. Je l’ai trouvée sur le site du Musée Carnavalet.
J’ai utilisé la presse du temps, l’état civil de la ville de Paris, et des livres.
Livres utilisés
Troisième conseil de guerre, Procès des membres de la Commune, Versailles (1871).
Choury (Maurice), Les Poètes de la Commune, préfacé par Jean-Pierre Chabrol, Seghers (1970).
Cet article a été préparé en avril 2020.