Une fois n’est pas coutume, je donne la parole à un militaire — et un réactionnaire. Il s’appelle Maurice, comte d’Irisson d’Hérisson, ça a l’air d’une blague mais c’est vrai. Il est officier d’ordonnance. Il a lui-même participé ou assisté aux négociations de l’armistice, en janvier 1871, avec les Prussiens. Mais nous n’en sommes pas encore là. Nous sommes le 19 septembre 1870, et Jules Favre, vice-président du gouvernement et ministre des Affaires étrangères, va discuter avec Bismarck, à Ferrières (Ferrières-en-Brie, à 30 km à l’est de Paris).

Les honorables députés qui gouvernaient alors la France avaient une notion si confuse des traditions gouvernementales, que le ministre accomplit cette démarche à l’insu de ses collègues. Je n’ai pas à la raconter, tout le monde la connaît. Je me souviens cependant encore de la singulière impression que nous causa la lecture du compte rendu de cette entrevue et des conversations diplomatiques échangées entre Jules Favre et Bismarck. Le contraste entre les deux hommes était saisissant. Bismarck martelait des phrases, n’alléguait jamais que les nécessités militaires, les intérêts de l’armée belligérante, ne se mettait jamais en scène, disait toujours: « Nous… Il nous faut ceci… Nous sommes obligés de réclamer cela. » Jules Favre parlait de son cœur, de ses angoisses, de ses émotions, de ses larmes, déjà, — de ses trop fameuses larmes. Ce document vous donnait la sensation qu’on aurait à voir une pauvre grande vieille chèvre gémissante entre les pattes d’un lion.

S’il dit que « tout le monde la connaît », c’est que Jules Favre, parti négocier avec l’ennemi sans même avoir consulté le gouvernement, a (quand même) écrit un rapport, que le Journal officiel a publié. Et dont voici quelques extraits.

Malgré ma répugnance, je me déterminai à user des bons offices qui m’étaient offerts, et, le 10 septembre, un télégramme parvenait à M. de Bismarck, lui demandant s’il voulait entrer en conversation sur les conditions de transaction, une première réponse était une fin de non recevoir tirée de l’irrégularité de notre gouvernement. Toutefois le chancelier de la Confédération du Nord n’insista pas, et me fit demander quelles garanties nous présentions pour l’exécution d’un traité.

Quelques échanges s’ensuivent et l’affaire est entendue. Le gouvernement n’est toujours pas averti, mais il y a eu des fuites et un journal annonce cette préparation. Quant à Jules Favre, il se promène, à Charenton, à Villeneuve-Saint-Georges, et finalement, c’est à Meaux que Bismarck lui demande de venir le voir le 18 septembre.

À neuf heures, l’escorte était prête, et je partais avec elle. Arrivé près de Meaux vers trois heures de l’après-midi, j’étais arrêté par un aide de camp venant m’annoncer que le comte avait quitté Meaux avec le roi pour aller coucher à Ferrières. Nous nous étions croisés. En revenant l’un et l’autre sur nos pas nous devions nous rencontrer. Je rebroussai chemin, et descendis dans la cour d’une ferme entièrement saccagée comme presque toutes les maisons que j’ai vues sur ma route. Au bout d’une heure, M. de Bismarck m’y rejoignait. Il nous était difficile de causer dans un tel lieu, Une habitation, le château de la Haute-Maison, appartenant à M. le comte de Rillac, était à notre proximité; nous nous y rendîmes. Et la conversation s’engagea dans un salon où gisaient en désordre des débris de toute nature.

Après lui avoir dit que « Strasbourg est la clef de la maison » et qu’il la lui faut, Bismarck dit alors

que les deux départements du Bas et du Haut-Rhin, une partie de celui de la Moselle avec Metz, Château-Salins et Soissons lui étaient indispensables, et qu’il ne pouvait y renoncer.

Même si les populations concernées ne le souhaitent pas.

Nos politiciens vont coucher au château de Ferrières. Et reprennent la discussion le lendemain (nous sommes donc alors le 19 septembre). Bismarck a mis ses conditions par écrit, en allemand, mais il a la bonté de les expliquer à Jules Favre.

Il demandait pour gage l’occupation de Strasbourg, de Toul et de Phalsbourg, et comme, sur sa demande, j’avais dit la veille que l’Assemblée devrait être réunie à Paris, il voulait, dans ce cas, avoir un fort dominant la ville… celui du mont Valérien, par exemple…

Jules Favre parle alors de réunir l’Assemblée à Tours, et que les Prussiens ne prennent aucun gage du côté de Paris.

Il m’a proposé d’en parler au roi, et, revenant sur l’occupation de Strasbourg, il a ajouté: « La ville va tomber entre nos mains, ce n’est plus qu’une affaire de calcul d’ingénieur. Aussi je vous demande que la garnison se rende prisonnière de guerre. » À ces mots j’ai bondi de douleur, et, me levant, je me suis écrié : « Vous oubliez que vous parlez à un Français, monsieur le comte. »

Bref, les larmes étouffent Jules Favre. Il rentre à Paris. Et il s’inspire du cœur de la France, dit-il, pour écrire à Bismarck la dépêche qui suit:

Monsieur le comte,

J’ai exposé fidèlement à mes collègues du gouvernement de la défense nationale la déclaration que Votre Excellence a bien voulu me faire. J’ai le regret de faire connaître à Votre Excellence que le gouvernement n’a pu admettre vos propositions. Il accepterait un armistice ayant pour objet l’élection et la réunion d’une Assemblée nationale. Mais il ne peut souscrire aux conditions auxquelles Votre Excellence le subordonne. Quant à moi, j’ai la conscience d’avoir tout fait pour que l’effusion du sang cessât, et que la paix fût rendue à nos deux nations pour lesquelles elle serait un grand bienfait. Je ne m’arrête qu’en face d’un devoir impérieux, m’ordonnant de ne pas sacrifier l’honneur de mon pays déterminé à résister énergiquement. Je m’associe sans réservé à son vœu, ainsi qu’à celui de mes collègues. Dieu, qui nous juge, décidera de nos destinées. J’ai foi dans sa justice.

J’ai l’honneur d’être, monsieur le comte, de Votre Excellence, le très humble et très obéissant serviteur,

JULES FAVRE. 21 septembre 1870.

Si Dieu est avec lui…

Le journaliste du Journal des Débats qui commente ce compte rendu (que vous pouvez lire dans son intégralité dans ce journal à la date du 24 septembre) est enthousiaste. Je jurerais qu’il en pleure lui aussi. Voici la fin de son article:

Quand, il vit se fermer toute issue pacifique, M. Jules Favre se sentit étouffé par les larmes. Généreuse et sainte émotion! De même qu’autrefois, au temps de Froissart, « il y avait grand’pitié au royaume de France », que les Anglais envahissaient, de même aujourd’hui nous ne pouvons songer, sans être émus, aux flots de sang que va faire couler encore la brutale avidité des Prussiens; mais c’est une émotion qui, loin d’affaiblir les courages, les excite et inspire les mâles résolutions, émotion virile, comme celle que nous éprouvons quand nous voyons sur la place de la Concorde la statue de Strasbourg surchargée d’immortelles.

EUG. YUNG.

*

L’image de couverture représente l’arrivée de Jules Favre au château de Ferrières. Le dessinateur, Clerget, n’était certainement pas présent… Il a dû utiliser une image du château et inventer le reste. En tout cas, cette image est parue dans Le Monde illustré du 1er octobre 1870. Qui est sur Gallica, là.

Livre cité

D’Hérisson (Maurice d’Irisson), Journal d’un officier d’ordonnance: juillet 1870-février 1871, Ollendorff (1885).

Cet article a été préparé en mai 2020.

[Ajouté le 8 décembre 2020. Voir aussi la belle et excellente page des archives de Paris sur les cent cinquante ans de la guerre franco-prussienne et plus précisément son article sur le 19 septembre 1870.]