Le 22 septembre, non, ce n’est pas une chanson de Georges Brassens, pas aujourd’hui, mais l’anniversaire de la première République, le soixante-dix-huitième, ainsi nous sommes aujourd’hui 22 septembre 1870 le premier jour de l’an 79 de la République — les journaux, ce que nous lisons, s’y perdent un peu, La Patrie en danger annonce

5e jour complémentaire an 78 — Jeudi 22 septembre 1870

alors que Le Rappel

Jeudi 22 septembre 1870 — 1er vendémiaire an 79

— mais, dès demain, La Patrie en danger rectifiera le tir

2 vendémiaire an 79 — Vendredi 23 septembre 1870.

Toujours est-il que cet anniversaire, eh bien, on le fête. Par une manifestation. Et même deux. Peut-être parce qu’on ne sait pas bien quelle date choisir, le 21 septembre pour l’abolition de la monarchie, le 22 pour le premier jour de la République, le jour 0 ou le jour 1? 

Pour vous raconter ces manifestations, je donne la parole à Gustave de Molinari, journaliste fort réactionnaire mais néanmoins excellent, qui rend compte des réunions de clubs (rouges) dans le Journal des débats. Ces articles, signés P. David, ont été réunis dans un livre, Les clubs rouges

C’est un peu long, mais vous avez deux articles, deux manifestations et deux réunions de deux clubs. Le premier article est paru dans le Journal des débats daté du 22 septembre (tout court: ce journal n’utilise pas le calendrier républicain).

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La manifestation annoncée dans les clubs pour célébrer l’anniversaire de la première République a eu lieu hier matin sur la place de la Concorde; mais elle n’a pas eu les proportions que ses promoteurs s’étaient proposé de lui donner. Quelques groupes se sont formés d’abord vers midi près la statue de la ville de Strasbourg; quelques bataillons de la garde nationale, les fusils ornés de fleurs ou de branchages, ont défilé ensuite, apportant des drapeaux et des bouquets qui ont été déposés au pied de la statue de l’héroïque cité. Quelques orateurs, MM. Telidon, Claretie, Lermina et Vermorel ont prononcé des discours ayant pour thème la résistance à outrance; ils ont été vivement applaudis; toutefois, M. Vermorel, ayant indirectement attaqué le gouvernement provisoire, et en particulier M. Jules Favre, a soulevé une explosion de murmures. — Ce n’est pas le moment de nous diviser, lui a t-on crié dans la foule. Seriez-vous capable de mieux faire?

M. Vermorel ayant voulu continuer, les murmures ont redoublé, et il a été obligé d’abréger son discours. Une vive animation régnait dans les groupes, du reste fort peu nombreux, qui assistaient au défilé. L’idée d’une manifestation destinée à peser sur les résolutions du gouvernement de la défense nationale y était généralement blâmée.

Quelques-uns des auteurs de la manifestation paraissaient s’être proposé d’entraîner la garde nationale et la foule à l’Hôtel de Ville pour signifier au gouvernement les résolutions prises par le comité central républicain, composé des délégués des troupes. Mais une faible partie seulement de la garde nationale avait répondu à leur appel (nous avons reconnu notamment les bataillons de Belleville), et la foule ne se composait, comme nous venons de le dire, que de quelques groupes de curieux. Elle n’occupait qu’un espace très-restreint devant la statue de Strasbourg, et le reste de la place était vide. Il a donc fallu ajourner cette seconde partie de la manifestation.

Ce soir, il a été décidé dans les clubs que la manifestation serait remise à demain, à midi. Les délégués du comité républicain, les gardes nationaux et le « peuple » des réunions publiques sont invités à se rendre, soit sur la place de la Concorde pour se former en cortège, avec armes ou sans armes, soit directement à l’Hôtel de Ville, pour « exiger » du gouvernement,– telle est du moins l’expression dont s’est servi le délégué qui a pris la parole dans la réunion de la rue d’Arras, présidée par M. Blanqui, — pour exiger, disons-nous, 1° qu’on ne traite avec les Prussiens qu’après les avoir expulsés du territoire; 2° qu’on ne leur cède ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses, ni un vaisseau de notre flotte, ni un écu de notre budget; 3° que l’on ajourne les élections municipales, et que l’on fasse nommer les maires et les membres des conseils municipaux par des commissaires généraux en mission extraordinaire dans les départements; 4° que l’on décrète immédiatement la levée en masse; 5° la suppression de la préfecture de police, etc.,etc.

Si le gouvernement refuse de donner satisfaction sur ces différents points, le délégué a déclaré que la manifestation, commencée d’une manière pacifique, pourrait bien avoir une tout autre issue. Un autre orateur s’est servi d’un langage encore plus accentué, en déclarant qu’il fallait… jeter le gouvernement par la fenêtre, et le remplacer par un gouvernement véritablement révolutionnaire. Toutefois, ces excitations à la guerre civile n’ont trouvé qu’un faible écho dans l’assemblée, quoique l’élément populaire dominât dans cette réunion, où les femmes étaient aussi fort nombreuses. Une citoyenne attachée aux ambulances a été particulièrement applaudie par la portion féminine de l’auditoire, en se déclarant prête à prendre les fusils que les séminaristes ont refusés pour concourir à la défense de la patrie. Le président, M. Blanqui, s’est abstenu d’exprimer son opinion sur la manifestation projetée, mais il a dressé un véritable acte d’accusation contre le gouvernement à propos de la mission de M. Jules Favre et du rapprochement des élections.

Selon M. Blanqui, les réactionnaires domineraient infailliblement dans l’Assemblée constituante si les élections n’en étaient point ajournées, et les réactionnaires se proposeraient de livrer la France au roi de Prusse. Le gouvernement de la défense nationale lui-même serait d’accord avec les réactionnaires. Ajoutons toutefois que ces insinuations de M. Blanqui n’ont trouvé que peu de créance, et qu’on lui a même crié d’abréger. Une vive émotion s’est au contraire emparée de l’auditoire lorsque M. Blanqui a annoncé que les conditions faites par le roi de Prusse à M. Jules Favre étaient les suivantes : 1° cession de l’Alsace; 2° des places fortes de Metz et de Soissons et d’un fort de Paris; 3° d’une partie de la flotte, sans parler de l’indemnité pécuniaire. L’assemblée s’est séparée après s’être donné rendez-vous demain à midi sur la place de la Concorde.

P. David

Et celui-ci dans le journal du lendemain.

La manifestation que quelques meneurs s’étaient proposé de diriger contre le gouvernement de la défense nationale, à l’occasion de l’anniversaire de la première République, et qui avait complètement avorté hier, a recommencé aujourd’hui, et, nous sommes heureux de le dire, elle a eu pour résultat de manifester l’adhésion énergique et unanime de la population parisienne aux actes du gouvernement et la ferme volonté de le soutenir envers et contre tous. Entre midi et une heure, des groupes de curieux stationnaient en face de la statue de la ville de Strasbourg; bientôt est arrivé le 93e bataillon de la garde nationale en armes; mais les fusils étaient ornés de banderoles, de bouquets de fleurs et de branchages, offrant un aspect singulièrement pittoresque. Un drapeau tricolore, surmonté d’une couronne d’immortelles, a été ajouté au faisceau touffu de drapeaux et de couronnes qui dérobent déjà presque entièrement aux regards la statue de la noble cité. Un autre bataillon a défilé encore, avec les fusils ornés de simples branches d’immortelles; puis venaient des gardes, nationaux sans armes. Quelques paroles ont été prononcées par MM. Lermina et Vermorel. M. Lermina a annoncé que le cortège allait se rendre à l’Hôtel de Ville pour demander la défense à outrance et l’ajournement des élections. Aussitôt les quelques milliers de gardes nationaux et de curieux, après avoir défilé autour de la statue eu poussant des cris de : « Vive la ville de Strasbourg! Vive le général Uhrich! Vive la République! » ont pris le chemin de l’Hôtel de Ville en suivant les quais. Il était deux heures environ. À l’Hôtel de Ville, une députation composée des promoteurs de la manifestation a été reçue par MM. Jules Simon, Jules Ferry, Rochefort et Étienne Arago. M. Lermina était chargé de porter la parole. Il a demandé, suivant le programme indiqué, si le gouvernement était décidé à poursuivre la résistance à outrance, et à ne traiter qu’après que les Prussiens auraient été expulsés du sol français. M. Jules Simon lui a répondu que le gouvernement était résolu à se défendre jusqu’à la mort, plutôt que de se rendre. M. Étienne Arago a ajouté, en sa qualité de maire de Paris, que la population pouvait être assurée qu’il ne se chargerait pas d’offrir au roi de Prusse les clefs de la capitale. En ce qui concerne les élections, MM. Jules Simon et Ferry ont déclaré qu’après en avoir mûrement délibéré et s’être rendu compte de la difficulté pratique de réunir les électeurs dans les circonstances actuelles, le gouvernement avait pris la résolution de les ajourner. Les promoteurs de la manifestation se sont tenus alors pour satisfaits. MM. Étienne Arago et Rochefort ont paru à une des fenêtres de l’Hôtel de Ville, et ils ont jeté à la foule quelques paroles, parmi lesquelles nous avons recueilli ces mots; « Défense à outrance, ajournement des élections », qui ont provoqué de bruyantes acclamations. Un peu plus tard, une seconde troupe s’est présentée, mais beaucoup moins nombreuse que la précédente, réclamant la suppression de la préfecture de police; mais la foule lui a fait un accueil assez froid. « C’est une demande qui ne peut être bien accueillie que par les voleurs », s’est écrié un orateur improvisé au milieu d’un groupe, et le public d’applaudir; La foule s’est écoulée peu à peu aux cris énergiques et prolongés de « Vive le gouvernement de la défense nationale! vive la République! vive la France! »

Le soir, une réunion intéressante et plus animée encore que d’habitude a eu lieu dans la salle des Folies-Bergère. Un orateur a proposé d’abord, aux applaudissements légèrement ironiques de l’assemblée, de détruire les Prussiens au moyen des fusées-Satan et du feu grégeois; un autre a donné lecture d’une série de résolutions qui ont été successivement adoptées, ayant pour objet de confisquer les biens des membres de la majorité du Corps-Législatif, des membres du Sénat et des deux derniers ministères de l’empire. M. Villiaumé a demandé que cette mesure fût appliquée aux membres de tous les cabinets qui se sont succédé depuis le coup d’Etat; selon l’orateur, cette confiscation produirait une somme de 2 milliards 200 millions; mais M. Villiaumé ayant cru devoir, à cette occasion, diriger contre M. Thiers une attaque injurieuse, les protestations indignées dont M. Louis Ratisbonne s’est fait l’écho ont éclaté sur presque tous les bancs, et ce n’est qu’à grand peine que la parole a pu être continuée à l’orateur. M. Lermina a donné en suite un résumé de la mission qu’il avait remplie à l’Hôtel de Ville, et il a ajouté, au bruit des applaudissements, qu’il ne pouvait plus être question maintenant d’attaquer le gouvernement ni même de critiquer ses actes; que satisfaction ayant été accordée aux demandes relatives à la défense nationale et aux élections, il ne restait qu’à se serrer autour du gouvernement et à lui prêter un concours ardent et dévoué; que les paroles n’étaient plus de saison, et que pour sa part il renonçait, à dater de ce soir, à provoquer des réunions publiques et à y parler; que demain peut être on entendrait tonner le canon des remparts, et que la place de tous les bons citoyens était désormais non dans les réunions publiques, mais aux fortifications. D’immenses acclamations ont répondu à ces paroles, et la séance a été levée au milieu d’une agitation indescriptible. En somme, la journée a été bonne. Cette manifestation, qui dans l’esprit de quelques meneurs incorrigibles devait avoir pour objet de renverser le gouvernement, ou tout au moins de l’obliger à s’adjoindre un élément révolutionnaire et terroriste, a eu au contraire pour résultat d’attester la confiance de la population dans le gouvernement, dont l’honnêteté et les bonnes intentions sont reconnues par tous. Comme l’a déclaré M. Lermina, aux applaudissements redoublés d’un public dont le patriotisme n’est point suspect, il ne peut plus être question aujourd’hui que de se serrer autour de lui et de concourir énergiquement avec lui à la défense commune.

P. DAVID

Nous reviendrons sur la citoyenne et les séminaristes dans l’article de demain 23 septembre.

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La statue de Strasbourg place de la Concorde a été le lieu d’innombrables manifestations de 1870 à 1918. L’image de couverture représente une des premières, avant même celles dont il est question dans cet article. Elle est parue dans Le Monde illustré daté du 10 septembre 1870.

Livre cité

Molinari (Gustave de)Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).

Cet article a été préparé en juin 2020.