Dans La Patrie en danger datée du 22 septembre 1870, on lit, en page 3, l’article suivant:
Les commandants de la garde nationale
à l’Hôtel de Ville
Aujourd’hui, cinquante commandants de la garde nationale, délégués par leurs bataillons, se sont rendus à l’Hôtel de Ville pour déclarer au gouvernement provisoire:
1° Que le peuple ne voulait pas de paix, qu’il demandait la guerre à outrance. Il ne faut céder ni un pouce de notre sol, ni une pierre de nos forteresses, ni un sou de notre budget.
2° Que leurs bataillons refusaient de participer aux élections de la constituante.
La garde de l’Hôtel de Ville ayant refusé l’entrée aux délégués, ceux-ci ont envoyé le citoyen Blanqui pour porter au gouvernement provisoire ces résolutions.
Puis, s’étant formés sur rangs de quatre, ils ont pénétré dans l’Hôtel de Ville peu de temps après l’entrée du citoyen Blanqui.
Il n’y avait de présent que Jules Ferry, qui, après l’énoncé des désirs du peuple, a fait un long discours pour déclarer que le gouvernement n’avait qu’une pensée, et était disposé à la résistance, et qu’il ne voulait céder ni un pouce de terrain, ni une pierre des forteresses. De l’indemnité il n’en parlait point.
Les délégués l’ayant interrogé sur ce point, il dit que si l’on était dans la douloureuse nécessité de traiter, les 7,500,000 oui étaient là pour payer les frais de la guerre.
Cette interprétation spécieuse ne put satisfaire les chefs de bataillon qui veulent défendre Paris jusqu’à la mort.
M. Jules Ferry déclara qu’il ne pouvait représenter à lui seul le gouvernement provisoire, et invita les délégués à se représenter le lendemain à neuf heures.
Sur la seconde question, il répondit que, personnellement, il croyait les élections impraticables.
A. Br.
Cet « aujourd’hui » devrait être le 21 septembre. Ou peut-être le 20? Dans le livre Le Siège de Paris, de Georges Duveau, on lit:
Le 20 septembre […] une centaine d’officiers parmi lesquels on reconnaît Ulric de Fonvielle, Mégy, Razoua, sont introduits auprès des membres du Gouvernement. Ils protestent contre toute négociation qui serait entamée en vue d’un armistice.
S’agit-il de la même chose? La lecture de Dommanget complique encore la situation:
Le 18 septembre, une réunion des chefs de bataillon de la garde nationale et des délégués du Comité des vingt arrondissements a lieu sous la présidence de Blanqui, pour s’entendre sur une démarche en faveur de la guerre à outrance et des élections communales. Or, précisément le matin même, avait paru dans La Patrie en danger en premier-Paris hostile à toutes élections même communales.
Si je lis bien, il s’agit d’un article de Virtely, paru dans le numéro du 19 septembre, pas comme premier-Paris mais en page 3. Mais laissons l’historien continuer:
On demanda des explications à Blanqui. Il répondit être étranger à cet article et ne pas l’avoir lu. L’incident clos, on se mit d’accord au sujet de la délégation. Elle se rendit à l’Hôtel de Ville. Blanqui en fit partie […]
La suite est une citation de Jules Vallès et ne correspond pas à la présence de Jules Ferry seul.
Que faire?
Eh bien, faire confiance à Blanqui pour éclaircir la situation. Clair, net et précis, sur la date (les dates), sur l’heure (les heures), sur la situation en général et la position contre les élections en particulier, sur l’origine de la citation « ni un pouce, ni une pierre », et même sur le nombre de chefs de bataillon présents. C’est dans La Patrie en danger datée du 23 septembre:
La Défense nationale
Le gouvernement provisoire manque de franchise. C’est un tort grave. Il ne dit rien, et quand on l’interroge, il élude les questions. Il semble n’avoir qu’un but, cacher la situation, et tenir le pays dans l’ignorance.
Ces errements des vieux despotismes ne sont plus acceptables, même en temps de paix, et sous des pouvoirs réguliers. De la part d’une dictature autonome, et dans une crise mortelle, ces façons d’agir deviennent presque de la démence.
Soixante-douze chefs de bataillon de la garde nationale sédentaire, alarmés des bruits d’armistice et de paix, ont rédigé une adresse qu’on trouvera plus loin et l’ont portée au gouvernement, mardi, 20 septembre, à deux heures.
Ajournés au lendemain, 21, ils se sont présentés, à neuf heures du matin, à l’Hôtel de Ville. Ils ont été reçus par les citoyens Garnier-Pagès, Picard, Ferry et Rochefort.
Bien entendu, ces messieurs n’ont fait aucune réponse catégorique. De magnifiques protestations de patriotisme, de promesses de mourir pour la République, des exhortations à la concorde, en un mot, de vagues assurances, c’est tout ce qu’on a pu obtenir.
Les délégués ont insisté sur le danger des élections municipales et législatives en présence de l’ennemi, des menées réactionnaires et bonapartistes.
M. Garnier-Pagès a répondu que les élections en province donneraient des résultats aussi républicains que les élections parisiennes. Cette assertion nous a fort surpris… Nous n’aurions jamais espéré une pareille similitude.
En dépit de ces affirmations, les délégués sont restés convaincus que les élections seraient aujourd’hui la perte de la France. Ils l’ont dit hautement, et les repoussent avec énergie.
C’est pour la question de paix que le gouvernement provisoire a réservé toutes les profondeurs de sa diplomatie. Me Jules Favre, dans son manifeste, avait déclaré que le gouvernement ne céderait à l’ennemi ni un pouce de territoire, ni une pierre des forteresses.
Fort bien, mais la Prusse demandait encore autre chose, une indemnité de quelques milliards. Sur ce point, silence du manifeste. Cette omission était de mauvais augure. Nous l’avons relevée plusieurs fois, et l’adresse des chefs de bataillon réclamait du gouvernement un désaveu formel de cette clause honteuse.
Mardi matin, 21 septembre, une affiche gouvernementale, réponse évidente aux demandes des officiers, réfutait de prétendus reproches de capitulation lancés contre la commission de l’Hôtel de Ville.
Les chefs de bataillon n’ont jamais articulé le vague grief de capitulation; ils n’ont point prononcé ce mot, ils ont nettement spécifié leur plainte, qui est précise:
Point de paix à prix d’argent. Point de négociation avant l’évacuation du territoire.
Le gouvernement de l’Hôtel de Ville ne persuadera certainement à personne qu’il n’a point sollicité la paix par l’entremise des puissances. Un journal anglais, le Daily-Telegraph, annonce que, pendant dix jours, l’Angleterre a servi d’intermédiaire aux dépêches échangées entre la France et la Prusse.
Enfin, M. Jules Favre s’est rendu au quartier-général prussien, où il est peut-être encore. On l’a nié à l’Hôtel de Ville. Cette dénégation n’est pas faite pour inspirer de la confiance, car elle est le contraire de la vérité.
Lorsque les délégués ont abordé cette question de l’indemnité, les membres du gouvernement se son écriés que c’était là un hors-d’œuvre et que les négociations avaient une toute autre couleur.
La Prusse veut nous détruire, a dit l’un d’eux, il ne s’agit pas d’indemnité, mais de toute autre chose. Guillaume demande l’Alsace, Metz, Soissons, un fort de Paris, et la moitié de notre marine.
Le Gouvernement repousse ces prétentions, et la lutte va continuer. Mais il demeure acquis au débat que l’Hôtel de Ville aurait acheté la paix au prix de plusieurs milliards, si Guillaume avait daigné se contenter de cette proie. Si la paix ne se conclut pas, c’est que la Prusse veut davantage. Elle aurait obtenu les milliards; cela est désormais hors de doute.
Elle les eût obtenus du pouvoir actuel; mais la population entière se serait soulevée contre cette ignominie: jamais elle ne se laissera mettre à rançon.
Eh bien, cet espoir d’une paix achetée est un dissolvant fatal pour toute résistance sérieuse. On ne s’apprête pas à combattre quand on ne s’occupe que de traiter. Et comme l’espérance est un sentiment tenace, l’illusion de la paix continuera de paralyser la défense.
Les fautes succéderont aux fautes et amèneront de nouveaux désastres. On fait mal ce qu’on fait à contre-cœur. Si, depuis dix-sept jours, le gouvernement avait songé à trouver des chassepots, il aurait plus avancé l’œuvre de la paix que par ses appels éperdus aux puissances étrangères.
Il songe aujourd’hui à faire élire une Constituante qui disposerait en souveraine du sol de la nation. Il est clair que cette Constituante serait Prusso-bonapartiste. On va jusqu’à vouloir convoquer les comices dans les départements occupés par l’ennemi. Des journaux le demandent.
Ces projets sinistres ne s’accompliront pas. La garde nationale de Paris saurait faire justice de la trahison.
Blanqui
Et, comme annoncé, l’adresse suit:
Adresse
Adoptée par 72 Chefs de bataillon de la Garde nationale, et présentée le 21 septembre au Gouvernement provisoire.
Les soussignés, chefs de bataillon de la garde nationale de Paris demandent:
1° Que le Gouvernement déclare qu’il ne cédera à l’ennemi, ni un pouce du territoire, ni une pierre des forteresses, ni un vaisseau de la marine militaire, ni un écu d’indemnité;
2° La révocation du décret du 16 septembre, qui fixe au 25 septembre les élections municipales et au 2 octobre les élections législatives;
3° L’ajournement de ces élections après la fin de la guerre;
4° La révocation de tous les maires de l’empire, et leur nomination provisoire, par des commissaires de la République, envoyés dans les départements;
5° La dissolution de toutes les forces de l’ancienne police et la dissémination dans l’armée active de tous ceux qui en faisaient partie;
6° Que tout ce qui concerne la police soit confié exclusivement aux soins vigilants de la garde nationale;
7° La levée en masse et son organisation par des commissaires envoyés dans les départements.
(Suivent les signatures)
Je ne vais pas accabler les deux historiens que j’ai cités et de qui j’ai (aussi) appris beaucoup de choses. La citation de Vallès, qui n’est pas sourcée par Dommanget, vient du chapitre XX de L’Insurgé, elle est accompagnée dans l’édition Pléiade d’une note délicieuse: il est difficile de citer la date de cette entrevue, dit-elle, et elle propose les 16, 17 et 19 septembre. Eh bien, il aurait suffi de lire Blanqui… c’était le 21 septembre. Ce n’est pas une raison pour ne pas citer les bons auteurs:
J’ai vu, un matin, tout le Gouvernement de la Défense nationale patauger dans la niaiserie et le mensonge, sous l’œil clair de Blanqui.
D’une voix grêle, avec des gestes tranquilles, il leur montrait le péril, il leur indiquait le remède, leur faisait un cours de stratégie politique et militaire.
Et Garnier-Pagès, dans son faux col, Ferry, entre ses côtelettes, Pelletan, au fond de sa barbe, avaient l’air d’écoliers pris en flagrant délit d’ignardise.
Il est vrai que Gambetta n’était pas là, et que Picard n’est arrivé qu’au milieu de l’entrevue.
Lorsque Blanqui s’est tu, Millière a pris la parole, demandant, au nom des révolutionnaires, que l’on envoyât des commissaires hors Paris « pour représenter le Peuple aux armées. »
Favre n’était pas là non plus, il allait rentrer de Ferrières, informer ses collègues et écrire la lettre à Bismarck que nous avons lue dans notre article du 19 septembre.
*
Le citoyen Blanqui, avec la rigueur que nul ne peut manquer de lui reconnaître, a même choisi l’image de couverture, l’affiche dont il parle dans son article — et c’est tout juste s’il ne m’a pas indiqué où aller la chercher, au musée Carnavalet, là.
Livres cités
Duveau (Georges), Le Siège de Paris, Hachette (1939).
Dommanget (Maurice), Blanqui, la guerre de 1870-71 et la Commune, Domat (1947).
Vallès (Jules), L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).
Cet article a été préparé en mai 2020.