Car Trochu a un plan!

Comme le dit Gustave Lefrançais:

… le fameux plan que Trochu a « déposé chez son notaire » et auquel, nous dit-on, les Parisiens ont en ce moment la bonhomie de croire.

Un plan d’action militaire déposé chez un notaire! Qu’est-ce que cela peut bien être?

Le Figaro, bien informé, assure-t-il, affirme gravement qu’il s’agit de placer Paris sous la double protection de sainte-Geneviève et de Jeanne d’Arc.

Si au moins Trochu avait le quart d’intelligence et d’énergie dont la seconde fit preuve — on pourrait voir… Mais cette espèce d’illuminé n’est sans doute plus vierge, à coup sûr il n’a nulle envie de mourir martyr.

Et Georges Duveau (la citation en vert):

Pourquoi, se disent les braves gens, ces continuels ordres de retraite?

Trochu a répondu qu’il était impossible, après Chevilly ou après Bagneux [fin septembre], de percer les lignes allemandes. Le Gouverneur a vraisemblablement raison. On s’est même demandé pourquoi les Prussiens n’avaient pas laissé les Français creuser une poche artificielle dans leurs lignes. Vingt-cinq ou trente mille soldats se seraient engagés dans cette poche, ils auraient été cernés et anéantis avant de pouvoir se replier sur les forts. Trochu peut donc arguer que les attaques sur Chevilly ou sur Bagneux étaient lourdes de danger. Mais alors, pourquoi ces attaques de détail?

Pour aguerrir l’armée,

réplique évasivement Trochu. Ici, nous commençons à hausser les épaules, et c’est alors que, harcelé de questions, Trochu lâche le mot fameux:

J’ai mon plan. Qu’on ne me torture pas avec des interrogations aussi indiscrètes qu’inutiles. J’ai mon plan que connaîtra la postérité. Ce plan, je l’ai déposé chez mon notaire, Maître Ducloux.

Un formidable éclat de rire secoua Gavroche. Sur l’air de On va lui percer le flanc, Paris chanta:

Je suis le plan de Trochu,
Plan, plan, plan, plan, plan!
Mon Dieu! Quel beau plan!
Je suis le plan de Trochu:
Grâce à lui rien n’est perdu.

[Ce n’était pas le dernier politicien nul qui nous était imposé — hélas on n’en fait plus de chansons…]

Mme Adam écrit, dans son journal, à la date du 22 octobre:

M. Paul Bethmond arrive: lui, c’est le testament du général Trochu qui l’horripile; Maître Ducloux l’obsède; il le voit grandissant à travers les âges futurs, dictant l’histoire sur papier timbré.

Le plus extraordinaire dans l’affaire, c’est que Trochu, malgré son dogmatisme, son brio intellectuel, son entêtement d’esprit, son goût pour les grandes constructions idéologiques, n’avait pas de plan. Trochu, qui s’est expliqué et réexpliqué surabondamment au sujet de son action pendant le siège, est très flou, très contradictoire lorsqu’il explique ses vues stratégiques.

Quelques jours après, dans La Patrie en danger datée du 22 octobre, Blanqui, replaçant le « plan de Trochu » dans son contexte, a écrit (la citation en vert):

[…]

On a organisé dix batteries pour la garde nationale. Dix batteries, soixante pièces! Quelle dérision! Ce sont deux cents batteries, douze cents bouches à feu au moins qui seraient nécessaires, moitié gros calibres, moitié pièces de campagne.

Il est vrai que douze cents bouches à feu pour quarante mille hommes, c’est une idée de pékin, autrement dit, d’imbécile.

Car M. le général Trochu ne demande à la garde nationale que quarante mille soldats au maximum, pour s’en aller en guerre rangée contre les Prussiens, 150 hommes sur 1,500, un dixième. Nous supposons 400 mille gardes nationaux, chiffre exagéré, sans nul doute.

Eh! bien, illustre général, 40,000 soldats, c’est à peine le nombre suffisant pour boucher les trous quotidiens que font dans votre armée active les reconnaissances poussées à droite et à gauche, sans autre but que de tenir les badauds en haleine, et de leur persuader qu’on défend Paris. 

Vous en aurez ainsi jusqu’à la fin des vivres, en combinant la consommation de chair humaine et la consommation de chair animale.

M. le général Trochu a un plan, un plan à lui, un plan qu’il jure de tenir secret, et dont il se déclare hautement responsable.

Que nous importe la responsabilité de M. le général Trochu? Si, par hasard, son plan muet devait conduire la France à l’abîme, quel secours ou même quelle consolation tirerait-elle de cette responsabilité?

Il est un peu étrange le ton de notre dictateur! Bonaparte lui-même ne l’a jamais pris dans le paroxysme de ses insolences. Quand il lui a passé par la tête de nous lancer dans cette guerre fatale, il a voulu, du moins en apparence, associer le Corps législatif à son initiative. Il a sollicité son concours, et certes le jeu joué alors n’était pas à beaucoup près ce qu’il est aujourd’hui. Nous n’avions pas la moitié du corps dans le précipice. Loin de là, l’illusion du succès était générale.

Il s’agit maintenant de la vie ou de la mort, comme nation. Paris est assiégé par deux cent cinquante mille Allemands, séquestré du monde, acculé à la famine sous brève échéance, et l’on vient nous dire:

J’ai un plan, connu de moi seul, j’entends le poursuivre quand même. Qu’on obéisse et qu’on se taise! Je suis responsable!

 

Je suis responsable!

— Toujours le mot de Bonaparte. Bonaparte a fait Sedan. Quelle est sa responsabilité? Une existence de Sardanapale dans un palais prussien, tandis que la France agonise.

Le plan de M. Trochu n’est pas si secret qu’il le pense. Il ne le révèle point, mais on le devine, et sans peine, par son décret même.

Où le conduiront ses quarante mille hommes d’écrémage? À continuer sa stratégie actuelle de sorties sanglantes et inutiles. Rien de plus. Quant à attaquer l’armée prussienne dans ses lignes, la battre et la contraindre à lever le siège! Jamais! Il emmènerait plutôt ses troupes dans la lune.

On aperçoit clairement les conséquences de ce beau plan: la capitulation de Paris par la famine, toutes ses fortifications rasées, Guillaume maître du territoire, l’Alsace et la Lorraine démembrées, Henri V roi et le moyen âge rétabli.

Cela fait, M. Trochu serait-il pendu vingt fois, qu’en reviendra-t-il à notre malheureux pays? Mais M. Trochu ne sera pas pendu, il sera connétable de France. Voilà sa responsabilité.

Blanqui

*

L’image de couverture est un détail de celle-ci, et est au musée Carnavalet.

Livres cités

Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).

Duveau (Georges)Le Siège de Paris, Hachette (1939).

Cet article a été préparé en juillet 2020.