… et Henri Verlet n’est pas content. Mais pas parce qu’il n’aime pas la symphonie de Beethoven qui est au programme — notez que 1870, c’est le centenaire de la naissance du compositeur.
Voyez son article dans La Patrie en danger datée du 24 octobre:
Les concerts populaires
M. Pasdeloup commet une mauvaise action en donnant aujourd’hui un concert [aujourd’hui dimanche 23 octobre, à deux heures, au cirque d’hiver]. Ce n’est pas au moment où nos femmes meurent de faim, où nos frères râlent dans les fossés de Paris, qu’il est décent de racler les violons au sein de la ville assiégée.
Quand le drapeau noir flotte sur nos murs, tous les cœurs doivent être tristes.
On avait eu raison de fermer les théâtres. On a tort de laisser recommencer l’orgie.
D’ailleurs, qu’appelez-vous concerts populaires? Vos places coûtent six francs [à comparer aux 1,50 francs par jour de la solde des gardes nationaux]. De quel droit insultez-vous à la misère du peuple?
Et comment avez-vous obtenu la salle du Cirque, refusée jusqu’ici aux assemblées populaires, sous prétexte qu’elle était transformée en ambulance?
Peut-être ce passe-droit vous est-il accordé parce que le sieur Duquesnay [nous allons bientôt en savoir davantage sur ce prêtre…] sermonnera entre un solo de violon et les tam-tams de la grosse caisse.
En exhibant ce prêtre, M. Pasdeloup veut endormir les scrupules des Parisiens sous l’apparence d’une scène pieuse. Nous ne savons s’il réussira; les pourris, malheureusement, sont encore nombreux dans Paris; tous n’ont pas eu le temps de fuir. Ils se cachent quand les balles sifflent, mais ils se montrent dès que l’archet du plaisir entame la contre-danse.
Faut-il que nous rappelions à ce gouvernement cafard et insouciant qui siège à l’Hôtel de Ville, qu’il a pour premier devoir de faire respecter la tristesse et les préoccupations publiques. Il s’agit bien des accords de la Muette, lorsque le canon tonne aux remparts.
Nous regrettons qu’il ne se soit trouvé aucun membre du gouvernement pour rappeler ses collègues à la pudeur. Et peut-être, du reste, iront-ils occuper la loge impériale. Nous n’en serions nullement surpris. Les gouvernants peuvent bien rire quand la faim resserre l’estomac du pauvre et que les baïonnettes prussiennes étalent au soleil les entrailles de nos soldats.
Et ce qui ajoute à l’odieux de cette comédie, c’est l’abbé Duquesnay prononçant un sermon sur le théâtre d’Auriol et de la naine Félicie.
Cet abbé, au surplus, est incapable de rougir de la comparaison.
Nous nous rappelons encore le temps où il était aumônier du collège Henri IV. Darboy [l’archevêque de Paris] était son collègue. Pas un des élèves du collège n’a encore oublié les aventures du confessionnal [les curés des vingtième et vingt et unième siècle n’ont rien inventé].
De ce collège il passa à la cure de Saint-Laurent. Il y a huit ans, un scandale fut étouffé à prix d’argent. Mais on pourrait l’évoquer à nouveau.
Voilà le prêtre qui prêchera à trois heures, l’heure des vêpres. De leur stalle du Cirque, les dames pieuses recevront la bénédiction sainte, pendant qu’elles se pâmeront aux accords de l’orchestre.
Mais, s’il est avec Dieu des accommodements, il n’en est pas avec la décence et la pudeur, et la double représentation d’aujourd’hui est un insigne attentat à la moralité publique.
Nous avons donc bien dégénéré?
Henri Verlet
Albert Regnard lui répond, dans le numéro daté du 26 octobre. Beethoven est révolutionnaire (ouf…)!
M. l’abbé Duquesnay
Je ne partage pas l’avis de mon ami Verlet, touchant la non-opportunité d’un concert. Ce ne sont pas les pleureurs par anticipation qui sont les plus braves, et les lamentations de Jérémie n’ont jamais empêché la ruine de Jérusalem. Même la grande République avait fort sagement exploité les effets des spectacles sur l’imagination des citoyens, comme nous le montrent les journaux du temps.
Je ne reprocherai donc pas à M. Pasdeloup d’avoir fait résonner, malgré le canon, les magnifiques accents de la symphonie en ut mineur [la cinquième]. Je ne lui reprocherai même pas l’absence de la Marseillaise [si elle ne figurait pas eu programme, la Marseillaise a bien été chantée, voir ci-dessous], le génie musical de Beethoven étant éminemment révolutionnaire.
Mais en quoi il peut se faire un tort immense — et c’est un de ses admirateurs qui le supplie de s’arrêter dans une pareille voie — c’est en associant à ces splendeurs de l’harmonie les criailleries discordantes d’un prédicateur ambulant. Qu’il plaise à un abbé de monter sur l’estrade où chantait Marie Sass [soprano belge de l’Opéra de Paris], ce n’est pas seulement cette dernière dont la dignité peut se sentir blessée, mais tout le public ordinaire des concerts, et en cela M. Pasdeloup a outrepassé son droit.
Mais que cet abbé soit M. Duquesnay, voilà qui passe absolument les bornes. On a dit hier quelques mots touchant les antécédents de ce monsieur. Voici qui le complète.
Outre le collège Henri IV, il était aumônier aussi à l’institution Favard, et ne se gênait pas pour tenir les propos les plus extraordinaires touchant les rapports du peuple et du bourgeois, à ceux de nous autres gamins qui refusaient de se confesser.
Bien plus, il était aumônier encore — quel cumulard! — à l’École normale. Au lendemain du coup d’État, on expulsa de cette école sur sa dénonciation et sur son ordre, trois élèves qui avaient refusé d’accomplir je ne sais quel devoir religieux. L’un de ces élèves est le citoyen Accarias [Calixte Accarias, entré en 1850 à l’École normale], nommé l’autre jour maître des requêtes.
Que de pareils misérables aient aujourd’hui l’aplomb d’aller prêcher en plein vent, pérorer en plein public, voilà qui vous déconcerte et vous démoralise. Et c’est le cas de s’écrier avec Bossuet après l’Écriture, et manus populi terrae conturbabuntur, et les mains tomberont au peuple de douleur et d’étonnement.
A. Regnard
Sachez que le concert a eu du succès, qu’il était donné au profit de l’œuvre des Fourneaux. Voici la critique du Rappel daté du 26 octobre:
Un peu de musique ! Paris le demandait et on a bien fait de le lui accorder.
Le concert populaire de dimanche est arrivé comme une ondée pendant les interminables chaleurs de l’été dernier. Quatre mille auditeurs l’ont applaudi dès la première mesure. Trois cents personnes arrivées trop tard grondaient devant les guichets fermés. Beethoven, Haydn, Weber ont fait leur rentrée triomphale. La salle entière, en entonnant le refrain de la Marseillaise, vigoureusement enlevée par l’orchestre, a salué la musique au nom de la République.
Mais pourquoi M. Pasdeloup n’a-t-il pas eu jusqu’au bout le courage de son opinion ? On ne lui demandait que de la musique. Pourquoi nous avoir offert un concert panaché de religion ?
Après la symphonie de Beethoven en ut mineur, après ces adorables variations d’Haydn sur le thème de l’hymne national autrichien, un monsieur, en soutane, s’est présenté sur l’estrade, et pendant un quart d’heure, sous prétexte d’être utile à l’œuvre des fourneaux, a raconté des anecdotes plus ou moins amusantes, et a navigué entre le comique et le faux attendrissement. Il a parlé de tout, de Belzunce, l’évêque de Marseille, et des londrès [ce sont des cigares] que fument les Prussiens, — et pas du tout de l’œuvre des fourneaux.
M. l’abbé nous a promis que le prochain concert serait sous le patronage de je ne sais quelle œuvre de charité patriotique, le second aussi, et le troisième, etc., etc.
Nous n’en voulons point. La République du 4 Septembre sent que l’art est une des fonctions vitales d’un grand peuple. On ne peut le suspendre longtemps. En dehors des citoyens que retient le rempart ou l’exercice, il y a toute une population de jeunes filles, de jeunes garçons, de femmes, à qui l’on doit la haute distraction de l’art et du théâtre sérieux.
N’est-ce point assez que les parcs, que les bibliothèques, que les théâtres leur soient fermés ?
Et pour finir… voilà que quelques jours plus tard (La Patrie en danger datée du 28 octobre), un lecteur revient, non pas sur ce curé, mais sur Jules Pasdeloup lui-même:
Citoyen Verlet,
Dans votre article sur les Concerts populaires, vous vous demandez comment M. Pasdeloup a pu obtenir la salle du Cirque et la permission de donner concert.
Permettez-moi de répondre à votre question.
Lors de l’avènement de la Présidence [c’est-à-dire l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte comme président de la République], le piètre talent de M. P. n’étant encore connu que par des valses et des polkas, il fut nommé gouverneur du château de Saint-Cloud.
Plus tard, toujours protégé par la famille Bonaparte, il devint directeur de la musique du préfet Haussmann, directeur de la musique de la princesse Mathilde, directeur de la musique de Nieuwerkerke [genre de ministre de la culture napoléonien], enfin organisateur de toutes les fêtes musicales officielles.
Possédant de pareils titres bonapartistes, notre gouvernement républicain actuel pouvait-il lui refuser quelque chose?
Veuillez faire part de ma lettre à ses admirateurs et les prier de réserver un peu de leur enthousiasme pour l’orchestre qui conduit si bien son chef.
Un musicien exploité par
M. Pasdeloup
*
L’image de couverture représente un des premiers « Concerts populaires de musique classique », donné le 3 novembre 1861 au cirque Napoléon — notre cirque d’hiver, aujourd’hui place… Pasdeloup. Les coins symbolisent les œuvres données ce jour-là, une ouverture de Weber, la sixième symphonie de Beethoven, un hymne de Haydn et… pas du Mozart mais le concerto pour violon de Mendelssohn. J’ai trouvé cette image sur Gallica, là.
Cet article a été préparé en juillet 2020.