L’article de Maxime Vuillaume qui suit est paru dans Le Matin, le 27 octobre 1913, sous le titre
Devant l’autel de la patrie
Jeudi 27 octobre 1870
Paris a déjà vécu quarante des journées sinistres du siège. Strasbourg, Toul, Châteaudun ont héroïquement lutté. Rappelant les grands jours d’autrefois, des autels de la Patrie sont élevés sur les places publiques, au Panthéon, au square du Temple. Sur leur fronton flamboient les noms des ancêtres Hoche, Marceau. Les volontaires se présentent par milliers. Les tambours battent, les clairons sonnent. La Marseillaise, « ailée et volant dans les balles », fait retentir ses strophes immortelles.
Un ciel bas, tout estompé de brouillard. Une pluie fine qui glace les os. Dès les premières heures de la matinée, un bruit sinistre a couru. Metz a capitulé. Des groupes se forment, grossis à chaque minute de nouveaux venus… Est-ce vrai ? Le Combat, journal de Félix Pyat, publie l’affreuse nouvelle… Mais le gouvernement, que dit-il ? Pas d’affiche… Pas de démenti. Faut-il donc être toujours trahis!.. Et chacun s’éloigne, le dos voûté, la face morne… Si c’était vrai, pourtant…
Nous nous dirigeons — un garde de mon bataillon, le 248e, un grand gaillard, dont je ne sais que le prénom, Grégoire, et moi — vers le boulevard Ornano [dont une partie s’appelle aujourd’hui boulevard Barbès], où nous devons être à midi. La veille, pendant que je corrigeais mes épreuves au journal de Blanqui, la Patrie en danger, un petit homme barbu, le nez en bec d’aigle coiffé d’un lorgnon, la longue capote de garde national tombant sur les talons, est entré. Il venait, au nom du comité de vigilance de Montmartre, apporter une note invitant tous les républicains du XVIIIe à se joindre au cortège qui devait conduire à leur dernière demeure deux camarades blanquistes, Lapie et Baudot, tués en fabriquant des bombes pour la défense, là-haut, là-haut, dans une toute petite impasse, l’impasse Massonnet, encore existante aujourd’hui, donnant dans la rue des Poissonniers [elle donne aujourd’hui dans la rue Championnet]. Le petit homme barbu, au nez en bec d’aigle, c’est Théophile Ferré, qui sera délégué à la Sûreté générale de la Commune, et qui mourra fusillé en novembre 1871, au plateau de Satory.
[Je me permets d’interrompre le récit de Maxime Vuillaume pour signaler le « faire-part », signé de Théophile Ferré:
Notre ami Lapie, qui consacrait sa vie à la Révolution, vient de succomber d’une manière bien triste et bien effrayante. La maison dans laquelle lui et plusieurs de nos amis risquaient à chaque instant la mort, en. confectionnant des engins de destruction pour la défense de Paris, a sauté, et en ce moment on procède à des fouilles. Lapie s’y trouvait avec quatre citoyens. On nous annonce que deux de ces derniers, quoique grièvelent blessés, peuvent être sauvés; nous le souhaitons.
Nous pensons que l’enterrement civil aura lieu mercredi, et nous engageons nos amis à y assister.
Au nom du comité de vigilance et
des clubs du XVIIIe arrondissement
Th. Ferré
C’est dans La Patrie en danger datée du 26 octobre. Nous avons déjà vu le nom de Lapie dans notre article du 13 octobre: c’était un sous-lieutenant de la 8e compagnie du bataillon de Blanqui, le 169e. Et je rends la parole à Maxime Vuillaume.]
Nous sommes des milliers au cimetière. Sur le bord de la fosse, on se montre un vieillard tout blanc, la face maigre, les lèvres minces, Blanqui. Serrés autour de lui, ses fidèles, Eudes, Tridon, qui seront membres de la Commune, Granger, Brideau, vingt autres. Tout l’état-major de la Révolution est là. Quand, dans quatre jours [c’est-à-dire le 31 octobre], la reddition de Metz sera confirmée, ils seront tous dans l’Hôtel de Ville envahi.
Un silence. Blanqui parle. Il dit en phrases courtes, coupantes, la fin terrible des deux camarades.
— C’est encore là, citoyens, la mort du champ de bataille. Envions leur trépas glorieux…
Quelqu’un me serre le bras. Grégoire.
— Oui, murmure-t-il, un beau trépas… Morts pour la patrie et pour la République.
*
Nous redescendons. Place de l’Hôtel-de-Ville, sous la pluie qui n’a pas cessé, la foule séjourne, houleuse, les têtes levées vers les fenêtres de la grande salle qui fait, au premier étage, l’angle du quai. La salle où siègent les membres du gouvernement de la défense… Que savent-ils, eux, de la sinistre nouvelle ?
Au Luxembourg. De l’entrée de la rue Soufflot, le spectacle est superbe et poignant à la fois.
Adossée aux grilles du Panthéon, avec, au fond, comme décor, le fronton « Aux grands hommes la patrie reconnaissante », et le dôme colossal qui, en janvier, sera troué par un obus prussien, une estrade toute vêtue de rouge, constellée de faisceaux tricolores. En lettres blanches, la légende des grands jours
CITOYENS, LA PATRIE EST EN DANGER
Sur l’estrade, des hommes en armes, officiers, soldats, gardes nationaux. Une table, habillée de velours rouge, supportant un registre grand ouvert. Des jeunes hommes gravissent à grands pas les degrés, se penchent sur le registre, saisissent la plume qui leur est tendue.
— L’Autel de la Patrie, me dit Grégoire, dont le visage crispé, les yeux humides de larmes trahissent l’émotion… Les engagements volontaires. Le canon d’alarme… C’était comme cela en 92… Oui. Blanqui nous l’a dit au cimetière… La mort glorieuse, la mort pour la patrie…
Nous sommes au pied de l’estrade. Le vent déroule les plis d’un grand drapeau noir, sur lequel on lit Strasbourg, Toul, Châteaudun. Les trois villes qu’immortalise déjà une défense héroïque… Gardant les degrés, un officier, sabre nu. Un vieux garde, le bonnet de police sur l’oreille, les médailles des campagnes d’Italie et de Crimée accrochées à l’uniforme, bat furieusement sa caisse. Un clairon sonne son éclatante fanfare.
— Superbe me dit le camarade. Les vois-tu qui défilent… En voilà un qui n’a pas plus de dix-sept ans… Il signe… Bravo bravo…
Grégoire s’est précipité. En quelques enjambées, il est sur l’estrade. Il saisit d’une main fébrile la plume. Il signe… Il est de retour près de moi.
— C’est fait, me dit-il. Depuis le cimetière, j’avais pris ma résolution… Tout ce que je demande, c’est d’aller tout de suite au feu… Mourir pour la patrie est le plus glorieux des trépas.
*
Je n’entendis plus parler de Grégoire. Un matin, au rapport du bataillon, quelqu’un nous dit qu’il devait être au plateau d’Avron. Quand, dans les derniers jours de décembre, après le furieux bombardement des Prussiens, le plateau dut être évacué nous pensâmes à Grégoire. De retour à Paris, il allait sûrement rendre visite à ses anciens camarades du 248e… Nous l’attendîmes en vain. A notre tour, nous recevions les obus des batteries de Meudon et de Fontenay. Nous étions aux premiers jours de Janvier… L’estrade du Panthéon avait depuis longtemps disparu… Un jour que, pour affaire de service du bataillon, je me dirigeais vers la mairie, je croisai, à quelques pas de l’entrée, une jeune femme en deuil, qui m’aborda… Le visage ne m’était pas inconnu. J’avais déjà vu cette jeune femme au bras de notre camarade le volontaire.
— Vous n’avez pas revu Grégoire, me dit la jeune femme tout en larmes… Vous ne le reverrez pas… Blessé grièvement à Avron, dans cette terrible journée du 27 décembre, où les batteries prussiennes faisant rage, nous couvrirent d’un ouragan de mitraille… Oh je ne l’oublierai de ma vie, cette matinée sinistre… Il avait neigé toute la nuit… Brusquement, un sifflement dans le brouillard… puis une détonation… une autre… des cris, des hommes qui fuient affolés… Le bombardement! Les Prussiens tiraient de Montfermeil… Une tempête de fer… Engagée comme ambulancière, j’avais accompagné Grégoire… Je le cherche. Il est dans la tranchée pleine de neige… Je me serre contre lui… Les obus pleuvent tout près de nous… Tout à coup, un hurlement de douleur… Tout un paquet d’hommes abattus… La neige rougie… Grégoire est atteint… Une horrible blessure au flanc d’ou le sang coule à flots… Quand on vint les chercher, lui et les autres blessés, la nuit tombait déjà… C’est à travers mille souffrances que nous pûmes les descendre jusqu’au pied du plateau et les déposer sur le sol gelé, dans les carrières avoisinantes… Ils étaient du moins à l’abri… Je le recouvris d’une épaisse couverture… Puis j’attendis, accroupie, prostrée dans ma douleur… J’écoutai ses gémissements… Ils cessèrent. Je le crus endormi… Le matin, un aidemajor passa. Je n’osais pas soulever la couverture… Quand Grégoire m’apparut, je vis sa face blanche, exsangue… Je pris sa main… Glacée… Le chirurgien me fixa d’un long regard attristé… Mort… Mort sans que j’aie recueilli sa dernière pensée. Ses deux yeux grands ouverts, je les revois toujours…
La jeune femme avait rabattu son voile… Elle me tendait la main… Je la suivis, longtemps des yeux, le cœur soulevé de sanglots.
Maxime Vuillaume
*
J’ai trouvé la « photographie » (?) du plateau d’Avron sur le site du musée Carnavalet, là.
Cet article a été préparé en avril 2020.