Le 29 octobre, un samedi soir, une « soirée patriotique » est annoncée à l’Athénée, rue Scribe, au profit d’un bataillon de « mobiles de 1848 », un bataillon de 550 hommes, qui tient garnison à la caserne de la Courtille, lit-on dans la presse.
Un discours de M. Peyrouton; une lettre aux artistes allemands, de M. Courbet, lue en partie par l’auteur et en partie par M. Émile de la Bédollière, des stances Liberté, admirablement dites par Mlle Duguéret; la Marseillaise, chantée par M. Massy et applaudie à tout rompre, enfin la lecture d’un mémoire sur la République universelle, par V. Considérant [Considerant], tel est, en substance, le bilan de cette soirée.
Ainsi Le Petit journal daté du 1er novembre résume-t-il cette soirée. Juste pour rire, voici P. David (celui qui signe les comptes rendus de réunions de clubs publiées dans le livre de Molinari), dans le Journal des Débats daté du 2 novembre.
[…] Au début de la séance, M. Peyrouton a prononcé un long discours où il a développé une théorie nouvelle en révolution, celle du pouvoir autoritaire et des lois restrictives des droits des citoyens et de la liberté de la presse. Nous nous trompons, cette théorie n’est pas neuve: c’est la doctrine des jacobins, du tribunal révolutionnaire et de la loi des suspects. Nous ignorons dans quel but M. Peyrouton a entamé cette question, mais elle n’a pas été du goût du public, qui a interrompu à plusieurs reprises.
Après M. Peyrouton, M. Courbet s’est présenté en compagnie de M. de La Bédollière. M. Courbet s’est excusé, à cause du mauvais état de ses yeux, de ne pouvoir lire son manuscrit, et il a prié M. de La Bédollière d’en donner connaissance au public. L’assemblée a eu grand peine à démêler le sens de ce discours, présenté sous la forme d’une lettre adressée au peuple allemand. M. de La Bédollière n’a pu achever cette élucubration sans suite et sans idées, et a dû passer le manuscrit à M. Courbet. Celui-ci s’est excusé de nouveau, et, sur l’invitation de l’assemblée, il s’est décidé à lire, mais il n’a pas obtenu plus de succès que son interprète, et il a dû renoncer à se faire entendre.
M. Considerant a ensuite pris place au bureau. Il a d’abord été écouté avec faveur. Le sujet de son discours, « la République universelle », avait excité l’attention; mais l’orateur est bientôt entré dans des considérations tellement prolixes qu’il n’a pas tardé à fatiguer l’auditoire. M. Considerant avait, du reste, beaucoup de peine à se lire. C’est un mauvais début pour les conférences de l’Athénée. Il serait à désirer que les ordonnateurs des conférences prissent mieux leurs mesures afin d’éviter une déconvenue au public en limitant les prétentions des orateurs.
P. DAVID
Décidément, la citoyenne Duguéret n’a pas de chance: quand Vallès ne l’empêche pas de parler (voir notre article du 15 septembre), Molinari omet de la signaler…
Mais qu’a donc dit Gustave Courbet? Il s’est adressé, non seulement aux artistes, mais aussi aux soldats allemands. Voici le prologue de son texte:
Prologue
Dans ce temps de siège, chacun devient fou; ce sont les Allemands qui en sont cause; pour mon compte, de peintre que j’étais, me voici littérateur. Les littérateurs sont polytechniciens, les musiciens sont artilleurs, tous les commerçants sont généraux, les généraux sont législateurs, les juges sont soldats ainsi que les médecins, et la noblesse, qui était malade, est devenue médecin à son tour.
D’autre part, on voit des femmes amazones tenir des fusils, et des curés devenus républicains; en un mot, chacun se paie une tranche de ce qu’il ne sait pas faire; nous sommes en liberté.
Si je suis tombé dans ce guêpier, l’assemblée voudra bien m’excuser: j’ai une telle envie de tirer des coups de canon sur les Prussiens que je voudrais en acheter un (avec votre argent, bien entendu), et puisque dans ce temps-ci on est de tous les états, j’en deviendrai l’artilleur, si vous le désirez. Vous pouvez déjà voir que je ne suis pas si coupable que j’en ai l’air, et si je ne réussis qu’à vous ennuyer, veuillez faire supporter les châtiments à mon ami Considerant, à l’instigation duquel je suis devant vous.
En attendant le canon, mitraillons un peu les Prussiens!
C’est, franchement, le meilleur!
Après le « À l’armée allemande » et le « Aux artistes allemands », que je passe, évitant ainsi des
Ah! Tudesques, vous aurez beau faire, les Gaulois vous distanceront toujours
et des
nous sommes plus subtils et plus rapides que vous
voici la conclusion:
Une idée.
Tenez: laissez-nous vos canons Krupp, nous les fondrons avec les nôtres ensemble; le dernier canon, gueule en l’air, coiffé du bonnet phrygien, planté sur un piédestal acculé sur trois boulets, et ce monument colossal, que nous érigerons ensemble sur la place Vendôme, sera votre [notre?] colonne, à vous et à nous, la colonne des peuples, la colonne de l’Allemagne et de la France à jamais fédérées.
La déesse de notre liberté, comme autrefois Vénus couronnait le dieu Mars, suspendra aux tourillons qu’il porte à ses flancs comme des bras, des guirlandes de grappes, d’épis et de fleurs de houblon.
Ce n’est pas exactement le texte que cite Georges Duveau dans son livre (sans doute a-t-il vu une autre version — les sources ne sont pas indiquées dans ce livre). Il signale aussi, quelques semaines plus tôt, une « réponse » d’un journaliste allemand, Hans Wachenhusen, de La Gazette de Cologne, à une « lettre » de Victor Hugo:
Nous saurons nous faire comprendre de M. Victor Hugo en lui envoyant quelques obus.
Puis, « avec une insistance présomptueuse », comme dit Duveau,
Je gage qu’à la première bombe éclatant en place de Grève, ou bien en plein jardin Mabille, ou bien encore dans un café-concert quelconque, le Gouvernement de l’Hôtel de Ville se hâtera d’abdiquer… Tous les beaux projets de défense nationale dont on nous entretient en de moment ne dureront que ce que dure un feu de paille.
*
J’ai trouvé la photographie de l’actrice Élise Duguéret (par Étienne Carjat) sur le site du musée Carnavalet, et plus précisément là.
Le texte de Courbet est sur Gallica, là. Les livres cités sont:
Courbet (Gustave), Lettres à l’armée allemande et aux artistes allemands, chez tous les libraires (1870).
Duveau (Georges), Le Siège de Paris, Hachette (1939).
Cet article a été préparé en juin 2020.