Aujourd’hui, 15 septembre 1870, Auguste Blanqui se rend à son club. Avec ses fidèles. Le jeune Maxime Vuillaume lui a été présenté, il y a quelques jours, avant une réunion au café des halles centrales (comme celle que nous avons rapportée dans notre article du 10 septembre). Il en a fait cette description

Où est Blanqui?

Une table en bois blanc, haussée sur une estrade. Je m’approche. Tridon cause avec un petit homme au nez fortement busqué, le visage rasé, la tête un peu penchée, l’œil noir extraordinairement perçant.

C’est LUI.

Je m’approche. Tridon me serre la main, dit mon nom.

Déjà, à la tribune, devant la table, un homme parle haut. La chevelure rebelle, la parole nerveuse, le geste violent. C’est Lullier, l’ancien lieutenant de vaisseau. Habitué, comme nous, de chez Glaser, où il vide, chaque soir, son carafon de cognac.

— Citoyens…

Lullier se penche, désigne du doigt Blanqui, qui cause toujours avec Tridon, et moi à côté d’eux.

— Citoyens… ce vénérable vieillard…

Blanqui s’est dressé.

Son regard, dur comme l’acier, luisant comme un tison, s’est dirigé sur Lullier… Lui! Lui!… Un vénérable vieillard!… Une vieille barbe!

Ah! ce regard!

Lullier, tout décontenancé, balbutie quelques mots et disparaît.

Ah! mais aujourd’hui, 15 septembre, c’est un peu différent. Pas seulement parce que le club tient séance à la salle Favier, à Belleville. Mais surtout, parce que, si j’en crois Gustave Geffroy, ce jour-là, Auguste Blanqui porte képi galonné et sabre: il a été élu, hier, commandant de son bataillon, le 169e, un bataillon de Montmartre. Ce n’est pas un vénérable vieillard, c’est un commandant de bataillon!

Gustave Geffroy raconte l’élection de Blanqui dans son livre — je n’ai pas compris quelle était la source de ce passage, mais il doit y en avoir une puisque Dommanget (un historien, lui, alors que Geffroy est un écrivain…) a réécrit la même histoire dans son livre.

Il a retrouvé Clemenceau, maire de Montmartre, énergique et populaire, il se présente à l’élection des chefs de bataillon dans le quartier où domine l’influence de son ami de 1863.

(Clemenceau, étudiant en médecine de vingt-deux ans, avait alors, Geffroy l’a raconté une centaine de pages plus tôt, rendu régulièrement visite à Blanqui à Sainte-Pélagie…)

Il y a une grande réunion de quinze cents gardes nationaux dans une vaste salle de la rue de Clignancourt, où la plupart des assistants sont dans l’ignorance de l’homme qui se présente à eux. Ils ont un étonnement devant sa tête blanche, sa voix faible, comme devant un spectre sorti de l’Histoire. Il faut un discours du maire, président de la réunion, pour leur apprendre ce que c’est que Blanqui, quelle tradition du parti républicain il représente, quelle force est en lui. À l’unanimité après cette intervention, Blanqui est nommé commandant du 169e bataillon.

Plus sobre est l’information donnée par La Patrie en danger (il n’est pas certain que la rédaction du journal, en l’occurrence Henri Verlet, dans ses « Faits et nouvelles », apprécie autant le rôle de Clemenceau…):

Hier, 14 septembre, le 169e bataillon de la garde nationale, réuni en masse dans une vaste salle de la rue Clignancourt, à Montmartre, a élu à l’unanimité le citoyen Blanqui chef de bataillon aux cris prolongés de: « Vive la République! »

Les élections des officiers et sous-officiers se sont accomplies dans le plus grand ordre, au milieu du plus vif enthousiasme.

Geffroy (et Dommanget le répète) écrit, avant de raconter cette élection, que

Blanqui veut faire accepter sa pensée, prendre sa part d’influence. Pendant deux jours, il raconte l’affaire de la Villette pour dissiper les doutes, montrer ses desseins, éclairer sa politique.

Toutefois, l’élection a lieu le 14 et les deux longs articles que Blanqui consacre à « cette échauffourée de La Villette » (comme avait dit Eugène Varlin) sont publiés par La Patrie en danger les 16 et 17 septembre. Je renvoie au journal (et à nos articles précédents sur le sujet, celui-ci et les suivants). Certainement, Blanqui voulait s’expliquer, mais c’était après son élection.

Que de bavardages alors que, ce dont il est question, c’est cette réunion, à la salle Favier, aujourd’hui 15 septembre (1870). Le compte rendu qui suit vient du Journal des débats daté du 20 septembre, qui l’a copié dans L’Électeur libre:

Président : Blanqui. Assesseurs : Vésinier et Ranvier.

Une protestation radicale est faite par le citoyen Vésinier contre le mauvais accueil fait aux affiches du comité central républicain. La réunion s’associe à cette protestation.

La « première affiche rouge » a été affichée dans la journée. Devant l’abondance de la matière, nous repoussons cette information à demain 16 septembre.

Le citoyen Ranvier réclame l’égalité pour tous dans la répartition des vivres. Il est juste, dit-il, que les défenseurs de la patrie reçoivent des secours, et que leurs familles soient assistées.

Collignard soutient une proposition semblable et demande que l’on veille à l’approvisionnement des forts. À Aubervilliers, dit-il, les mobiles ont déjà beaucoup souffert de la faim. Desmoulins et Lacambre protestent aussi contre le manque de munitions où l’on a laissé la garde nationale. (Cette protestation est maintenant hors de saison, les munitions étant distribuées.)

Ici apparaît le docteur Lacambre, mari d’une nièce de Blanqui. Dans l’intervention, qui suit, du citoyen Sénécal, réapparaît la « mission » de Thiers, dont nous avons parlé dans notre article d’hier 14 septembre.

Le citoyen Sénécal demande la révocation de tous les fonctionnaires de l’empire. Il déplore la mission de M. Thiers, et ne veut pas d’une paix qui peut nous amener une nouvelle monarchie. Le peuple, dit-il, ne doit désirer qu’une République démocratique et sociale.

Les citoyens Durand, Colson, Vasserot portent diverses plaintes sur des officiers de l’armée et même de la garde nationale.

Les citoyens Lapy et Ranvier demandent les moyens révolutionnaires et proposent, entre autres mesures, de faire occuper par des troupes et des ambulances les 70,000 logements laissés vacants, et de surveiller les princes d’Orléans. Ranvier donne une liste de propriétaires absents.

Le citoyen Oudet critique plusieurs actes du gouvernement provisoire. Il demande la constitution de la commune.

La citoyenne Duguéret demande la parole.

Courageuse citoyenne Duguéret! Mais… Va-t-on la laisser parler?

Un discours est fait par le citoyen Jules Vallès : Citoyens, dit-il, on vient vous demander que la citoyenne ou madame Duguéret déclame une pièce de vers. Mais une tragédie bien plus sanglante se joue en ce moment et va continuer, hélas ! peut-être pendant longtemps encore.

Les vingt années d’empire ont porté des coups douloureux au prolétariat. Soyons persuadés que la République de 1870 le soutiendra de toute son énergie. Le gouvernement actuel a droit à toute l’indulgence du peuple. Nous la lui accorderons jusqu’à la fin; mais il ne faut pas s’endormir dans cette confiance. L’indifférence serait criminelle eu ce moment. Êtes-vous satisfaits des actes de la nouvelle République ?

Le moment n’est pas encore venu de les contrôler. Je me suis opposé aux manifestations que l’on voulait faire en province. Il vaut mieux être jugé par l’histoire comme victimes que comme oppresseurs. Patience, encore trois semaines, et le peuple parlera.

Tant pis pour la citoyenne Duguéret! (Nous la retrouverons dans notre article du 29 octobre…)

Encore dans quelques jours (le 20 septembre), le citoyen Jules Vallès et le comité central républicain feront confiance au gouvernement. Le citoyen (ou le commandant) Blanqui est moins optimiste…

Le citoyen Blanqui, tout en soutenant ces idées, pense cependant qu’aucun délai ne peut être fixé ; les événements seuls en décideront. Il établit un parallèle entre les révolutions de 1830, 1848 et leurs suites avec celle de 1870, et craint que ces leçons de l’histoire n’aient été perdues. La Révolution seule, dit-il, peut organiser la défense. Quiconque est ennemi de l’une est aussi ennemi de l’autre. Cette Révolution et cette défense n’ont pas été établies assez énergiquement. On a fait fausse route, mais il n’est plus temps de s’arrêter.

Une proposition de défense révolutionnaire avait été faite; elle a été foulée aux pieds, mais il n’est pas temps de flétrir ces actes. Ce qu’il nous resta à faire, c’est de nous armer tous pour repousser l’étranger, de nous enrôler dans les rangs de la milice nationale et de vaincre ou mourir.

Les citoyens Petit, Ranvier, Oudet, engagent une discussion sur la fabrication de certaines cartouches fabriquées du temps de l’empire. Sur la demande du citoyen Vésinier, cette discussion est renvoyée à demain, quand vérification aura été faite par des hommes compétents.

À demain 16 septembre, pour une première affiche rouge!

*

L’image de couverture est une estampe d’Auguste Lançon, elle porte, en bas à droite, l’inscription manuscrite « gare Montparnasse, 15 septembre 1870 », je ne connais pas les uniformes, mais je suppose, à cause du lieu (et des croix), que ce sont des mobiles bretons. Selon Georges Duveau, vingt-deux mille gardes mobiles de Basse-Bretagne sont arrivés à Paris dans la seule matinée du 15 septembre. Il est vrai qu’il dit aussi:

Ils sont escortés de leurs curés et précédés de leurs binious, de leurs musettes.

Ni curé, ni biniou pourtant sur cette estampe que j’ai trouvée sur le site du musée Carnavalet, là.

Livres cités

Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges, édition intégrale inédite présentée, établie et annotée par Maxime Jourdan, La Découverte (2011).

Geffroy (Gustave)Blanqui L’Enfermé, L’Amourier (2015).

Dommanget (Maurice), Blanqui, la guerre de 1870-71 et la Commune, Domat (1947).

Duveau (Georges)Le Siège de Paris, Hachette (1939).

Cet article a été préparé en mai 2020.